Cet entretien est paru dans
Filigranes n°22
"22, Rue des Artistes" Mars 1992
 

Construire des significations
à des mots existants...


Un entretien avec Teresa ASSUDE, membre du collectif de Filigranes, enseignante
et chercheur en didactique des mathématiques.

 

A propos d'écriture en didactique des mathématiques
et d'écriture poétique

TA : En didactique ou en poésie quand j'essaie de créer, il y a toujours un temps de maturation. Tout dépend de la manière dont chacun vit le travail. Moi, je vis dans la lenteur en ce qui concerne la création. Parfois j'ai l'impression que j'ai avancé, et quand je relis, je m'aperçois que je n'ai pas avancé du tout. Je traîne, je traîne, ou j'écris à quelqu'un ou je n'écris rien. Puis, un peu plus tard, cela peut aller très vite. Les jours où je suis restée "sans rien faire", c'est une période où quelque chose a mûri, mais qu'ai-je fait pour cela (à part me donner le temps) ? Même s'il y a des choses que je ne comprends pas dans la création, je pense que celle-ci n'est pas magique : le travail et la volonté de créer y sont pour quelque chose.

MM : As-tu l'impression qu'alors les fils se nouent plus facilement ? Qu'est-ce qui se passe quand tu reprends le lendemain ?

TA : J'ai l'impression que je vois mieux certaines liaisons entre des éléments que je ne reliais pas avant. Je fais un travail d'observation, d'expérimentation et d'analyse : c'est un travail fait avec les mots sur des cahiers d'élèves, des manuels ou des dispositifs d'expérimentation. Il y a toujours un contact avec un certain matériel que je travaille d'un certain point de vue : or ce point de vue peut varier.

Prenons ce tableau : je vois qu'il a une petite ligne bleue. Je me demande pourquoi et je peux en rester là. Le lendemain, je me lève, je regarde le tableau d'un autre point de vue, je revois cette ligne et je comprends pourquoi elle peut être là et d'où elle vient. Ce point de vue nouveau, ce n'est pas toujours le résultat d'un choix explicite, c'est l'effet du regard qui se dirige vers un autre type de détail, qui donne une autre dimension à ce que je regarde.

Mon écriture, soit théorique soit poétique, n'est pas linéaire : je passe souvent par une mise en schéma, par une recherche de structure que je retravaille, à laquelle je donne corps. Je fais parfois des schémas que je laisse dans un coin et je les oublie. Quand je reviens, je suis tout étonnée de voir que ce j'ai écrit  prend du sens, alors qu'avant cela ne m'avait pas tellement frappée. Je l'avais fait pourtant, mais l'avais-je investi de sens ? Le regard des autres, par la lecture et les critiques constructives, est aussi très important.

 ON : N'y a t-il pas un sens et une conscience plus aiguë de ce que tu as fait parce que tu as pris un point de vue différent ?

TA : Je crois beaucoup à la prégnance et à la "puissance" des formes. Un arbre est "en puissance" dans une semence mais celle-ci n'est pas encore l'arbre : les conditions de maturation et de développement sont fondamentales. Prendre un autre point de vue peut créer des conditions favorables à l'émergence de nouvelles significations. Le temps est très important. Il y a le temps du travail conscient (mon projet : je vais faire ceci ou cela) et ensuite le travail inconscient. Cette dernière dimension est capitale soit dans l'écriture soit dans les relations avec les gens : malgré nous, il se passe des choses. Parfois, je m'amuse à penser le travail inconscient comme des changements de repères. Nous avons tous un rapport au temps, aux formes et à l'espace qui nous entoure. Ce rapport s'est construit progressivement, il ne nous était pas donné au départ. Il se construit toujours par rapport à un repère.

Quand on brouille les repères, apparaissent des choses nouvelles. Les axes par rapport auxquels nous nous construisons ne sont plus les mêmes.

L'écriture poétique entre secret et mystère

MN : Il me semble que tes textes tournent autour du secret...

TA : Il n'y a pas un secret de la vie et de la mort, mais un mystère de la vie et de la mort. C'est la question du mystère qui est présente dans mes poèmes. C'est une interrogation. J'emploie peut-être le mot "secret", mais c'est le mystère qui m'intéresse. Le secret peut être là, mais le secret je peux le dire, tandis que le mystère je ne peux pas le dire parce que je ne le connais pas. Mon interrogation de fond, elle est là : le mystère de la vie, le mystère de la mort...

Ecriture théorique, écriture poétique

TA : Il y a une différence dans la mesure où j'essaie d'évincer (même s'il est présent) le sujet de / dans l'écriture théorique, et de l'introduire dans l'écriture poétique. Encore une fois, même s'il est présent dans les deux cas.
Je tiens à dire "je" dans les poèmes. Dans l'écriture théorique je dis "on", "nous". Les deux écritures ne sont pas incompatibles.
Il ne faut pas les opposer. Je passe assez facilement de l'une à l'autre et je n'y retrouve pas les mêmes choses.
Dans l'écriture poétique, je me métamorphose. Je suis mot, je suis végétal, je suis pierre. Je veux dire ce que je serais si j'étais ceci ou cela. Du même coup, par le fait de le dire, je suis aussi un peu cela. Je suis végétal, minéral... En revanche, en didactique je ne suis pas l'objet sur lequel je travaille. L'espace du sujet et l'espace de l'objet sont bien différenciés. Dans le poème l'espace de l'objet n'est pas séparé de l'espace du sujet.
Une autre différence, c'est la question de la validation. Mon écriture poétique, je n'ai pas besoin de la valider. J'écris, je me dis ou ne me dis pas à travers les mots. Le statut de la vérité n'est pas le même dans l'une et dans l'autre des deux écritures.

MM : Mais le lecteur, tu en as besoin quand même...
TA : Ce n'est pas une question de lecteur. Je ne dis pas que je ne veux pas qu'on me lise, puisque je publie ... Mais dans l'écriture théorique, ce que je dis, il faut que je montre que c'est vrai. Dans l'écriture poétique, je dis toujours quelque chose qui est "ma vérité", je n'ai pas à prouver que c'est vrai. Le problème de la vérité se pose pour moi dans l'écriture théorique, et non dans l'écriture poétique. Comment montrer que les analyses théoriques que je fais sont pertinentes, adéquates au domaine de réalité sur lequel je veux construire des connaissances, voilà la question. 

ON : Mais où serait alors la pertinence dans le domaine poétique ?
TA : La question de la pertinence se poserait peut-être si je voulais être poète de métier. Mais je n'ai pas fait ce choix de vivre de ma plume. Elle se poserait peut-être en regard de la nécessité d'être publiée.
Est-ce pertinent que, dans mon écriture poétique, je sois une pierre ? Pour moi, ça l'est. Quand j'écris une poésie, je ne pense pas nécessairement au destinataire. La pertinence se joue donc par rapport à moi. Dans l'écriture théorique, la pertinence des constructions théoriques doit être validée par le destinataire, selon les normes en usage dans la communauté des didacticiens. En ce sens, le destinataire est présent tandis que, dans l'écriture poétique, il est absent. Je ne le veux pas présent, parce que je ne veux pas m'embarrasser de lui.
Il y a certes dans l'écriture poétique un destinataire que je me forge un peu, mais j'écris d'abord pour pouvoir être ce que d'habitude je ne peux pas être. Je me forge à travers ces métamorphoses.
Comment faire des voyages à travers les mots... Je pense à Pessoa qui disait "J'aime les paysages qui n'existent pas".

MM : L'interlocuteur privilégié, est-ce que ce ne sont pas les autres poètes que tu lis, et qui eux définissent une autre dimension de la pertinence ? En ce qui me concerne, j'ai l'impression que ce n'est pas moi qui suis lectrice des poètes que j'aime, mais eux qui lisent mes poèmes. Je pense donc qu'il y a bien une validation, d'un autre ordre, qui n'est pas loin de la question de la vérité.
TA : C'est vrai que je travaille beaucoup avec l'un ou l'autre poète. Je lis, je m'imprègne un peu, par ex. Ramos Rosa, ou Eugenio de Andrade. Ils écrivent des poèmes que moi j'aimerais écrire... 

Quelles analogies entre écriture poétique
et écriture théorique ?

TA : Il y a les métaphores, les images, la nécessité de trouver des mots et des phrases pour dire les schémas, parfois d'inventer des mots parce que les mots, dans leur usage courant (celui de la culture), ne sont pas adéquats au sens que je construis, sont englués dans leur sens courant.
Dans les deux types d'écriture, j'aime construire des significations à des mots existants, dans un sens plus éloigné que celui qu'ils ont d'habitude pour telle ou telle institution (dont par ailleurs je fais partie), mais je peux aller plus loin dans l'écriture poétique.

MM : Tu publies en français et / ou en portugais…
TA : J'ai commencé à écrire en portugais à cause du lien affectif avec les mots. Le premier texte que j'ai écris en français pour FILIGRANES, ce n'est pas un hasard si c'est celui du numéro "Belles théories, pures fictions"... Je suis attachée affectivement aux mots de ma langue maternelle mais maintenant je commence à lire des auteurs en français et donc à m'attacher aux mots français. 
Je signale  que je n'écris pas la théorie en portugais. Dans le travail scientifique, ma langue de travail est le français : comme s'il y avait une langue scientifique, comme le latin autrefois. Dans l'écriture poétique je ressens davantage le rythme, l'aspect visuel, musical des images que je construis. Il y a des agencements de mots qui résonnent en moi, par le sens que j'y mets, mais aussi par la musicalité. Ma pertinence est là. Ce qui m'importe c'est cette résonance avec ce que je vis quand je me métamorphose. Le vent qui me secoue quand je suis végétal, ou le mouvement de la barque si je suis la mer. Il s'agit de ce que je peux être quand je suis autre.

ON : Est-ce que ta métamorphose en chercheur n'est pas du même ordre ?
TA : Dans le domaine de la théorie, cette métamorphose a toujours une dimension sociale. Dans l'écriture poétique, elle est personnelle. 

Interview réalisée en juin 1991
par Michèle MONTE, Odette et Michel NEUMAYER

 
 
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Dernière modification : 16 novembre 2010