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Martine Hosselet-Herbignat est citoyenne belge,
volontaire dans le mouvement ATD Quart-Monde depuis 1980.
En 1988, avec Pierre, son mari, elle crée
"La maison des Savoirs" à Bruxelles où elle anime
jusqu’en 1994 l’atelier "Art et Poésie".
Depuis, ils ont rejoint, avec leur famille, l’antenne du
mouvement ATD Quart Monde à Marseille où Martine est plus particulièrement en charge du dialogue interculturel
et des relations avec des personnes engagées dans la lutte
contre la pauvreté tout autour de la Méditerranée.
Elle a écrit 2 romans, Clin d’œil à l’ami Picasso
(1996, éd. Quart-Monde), dont l’action est située à Bruxelles,
et A la première personne (2003, éd. de l’Harmattan)
dont l’action est située à Marseille.

 

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1. Qu’est-ce qui t’a poussée à écrire ton premier livre ?

Après avoir vécu pendant plusieurs années une expérience très forte de partages et d’actions avec les familles en grande pauvreté, je me suis dit qu’il fallait que j’écrive quelques chose qui mettrait en scène des personnages très proches de ceux que je connaissais. Le roman me permettait de donner à la fois une profondeur aux personnages tout en me laissant la liberté de combler les vides de l’histoire par ce qui venait de moi. Je pouvais puiser dans ma vie, dans mon expérience, pour faire se rejoindre les différentes histoires. En effet, souvent, les personnes très démunies ne se rappellent pas ou n’ont pas gardé de traces de leur histoire parce qu’elles déménagent beaucoup, parce que la vie dans la misère fait perdre certains repères. Cette façon de faire, je l’ai utilisée pour écrire les deux livres. Pour le premier, je me suis appuyée sur une expérience vécue à Bruxelles, à la Maison des Savoirs *. Pendant six ans, j’ai participé à des ateliers d’expression artistique avec des enfants, des jeunes, des adultes. Au bout d’un certain nombre d’années, il y avait des productions (tableaux, chants, patchwork,…). Le temps était aussi venu de rendre des bilans, des évaluations, de transmettre le résultat de nos ateliers. J’ai senti très nettement, à ce moment-là, que j’avais envie de trouver une manière d’écrire qui puisse rendre compte de toute l’épaisseur du quotidien que nous avions vécu ensemble. Le roman s’est imposé à moi, et plusieurs volontaires m’ont encouragée dans cette voie.

2. Quel lien fais-tu entre l’écriture pour le mouvement, militante, et cette écriture de roman ?

Depuis longtemps, je ressens personnellement cette nécessité d’écrire, de dire ce qu’on apprend en fréquentant les personnes en grande pauvreté, nécessité qui anime tout le mouvement. J’ai donc pratiqué cet exercice au jour le jour pendant des années. Cette écriture quotidienne devient, à force, un genre d’écriture particulier, parce que nous essayons de rendre compte de ce qui s’est passé, sans y mettre de jugement, en témoignant à la première personne de ce que vivent les plus pauvres et des relations entre nous qui ne nous laissent pas indemnes.

3. Peux-tu expliquer pour les lecteurs qui ne connaissent pas ATD Quart-Monde les enjeux de cette écriture, ce que le mouvement en attend, ce qu’il en fait ?

Quand le fondateur d’ATD Quart-Monde, le père Joseph Wrésinski, voyait un enfant traîner dans le bidonville de Noisy-le-Grand pendant les heures de classe, il l’interpellait : « Va à l’école, sinon tu seras toujours à la merci des patrons et des curés ! » L’écrit a une grande importance pratiquement, pour la transmission, et pour s’intégrer dans la société. C’est également un moyen de garder des traces de la vie, du parcours, des espoirs, des souffrances, de toutes ces personnes qui, sinon, seraient éternellement oubliées ou dont on ne retrouverait des échos qu’à travers les analyses des autres. On fait la plupart du temps l’histoire des grands. L’histoire des très pauvres n’est écrite nulle part. Quand on devient volontaire permanent, on s’engage à passer du temps, chaque jour à écrire. Ecrire pour témoigner, aiguiser peu à peu son regard pour voir ce qui ne saute pas aux yeux : le courage quotidien et la résistance des personnes à tout ce qui tente de les anéantir, elles et leur famille, chaque jour. Ces écrits servent de fondement aux diverses publications et études faites par le mouvement.
Pratiquer longtemps ce style d’écriture affine le regard sur les autres et sur soi-même. Le roman est venu dans le prolongement. J’ai utilisé comme matériau de base mes écrits quotidiens et ceux d’autres personnes engagées dans le mouvement. Sans ce matériau de base, le roman n’aurait pas été possible.

4. En même temps, tu recomposes ce matériau de base ?

Oui. Il y a le matériau de base qui vient de la vie ensemble et il y a le scénario, que j’imagine de manière assez imprécise au départ et qui va se créer au fur et à mesure de l’écriture de l’histoire. Pour la rédaction, je puise dans cette base qui est une sécurité, à laquelle s’ajoutent des contingences extérieures liées à ma vie.

5. As-tu le plan entier de ton livre dès le début ?

Non, je sais seulement que je veux faire aimer et connaître les gens comme j’ai appris à le faire moi-même. Ces deux livres, exercices d’écriture de plus longue haleine, étaient à chaque fois une tentative pour mettre un peu d’ordre dans le débordement de sentiments et d’expériences très forts que je venais de vivre. En commençant à écrire, j’essaie donc de donner un cadre à ce débordement, et l’écriture suit de très près les événements tels qu’ils se sont passés.

 6. Peux-tu nous en dire un peu plus sur ce qu’apporte la canalisation de l’affect par l’écriture et comment se fait un tel travail ?

Quand nous avons la chance de pouvoir rencontrer dans une grande proximité les personnes qui ont longtemps vécu l’exclusion et des conditions de vie très difficiles, avec la volonté de les écouter en vérité, nous sommes en général très désorientés. Ces personnes se sont forgé des repères, une sagesse, liés à une perception très fine de la fragilité humaine, de l’injustice de certaines relations. Nos repères habituels s’en trouvent bouleversés. Pour ceux qui acceptent de se laisser atteindre en profondeur, il se produit une sorte de chamboulement qui oblige non seulement à nuancer notre vision du monde sous un autre éclairage, mais aussi un remue-ménage de sentiments intérieurs comme la culpabilité, le paternalisme ou  la révolte. Ce bouleversement peut nous paralyser, bloquer toute nouvelle compréhension ou au contraire nous pousser à l’activisme, à l’identification trop rapide avec ceux que nous apprenons à connaître. En tous cas, ce sont des émotions très fortes que chacun gère plus ou moins bien selon son histoire personnelle et qui portent en germe un homme nouveau si l’évolution personnelle est bien accompagnée. L’exigence d’écriture régulière introduite par le fondateur d’ATD Quart-Monde est un très bon moyen pour prendre distance, dédramatiser ou au contraire s’étonner, établir des liens entre des réactions notées, des événements personnels ou collectifs qui se répètent, m’observer moi-même en relation… Pendant que la main court sur le papier ou tape sur le clavier, la tête et le corps se calment, se mettent en ordre. A  certaines périodes l’écriture ne suffit pas, il faut également d’autres lieux de recul et de parole. C’est un travail de très longue haleine, quasiment le travail de toute une vie, comme le lent déplacement des couches terrestres les plus profondes, ponctué de temps en temps par une "éruption" visible et publique, l’édition d’un bouquin…

7. On a l’impression que le second livre est beaucoup plus composé que le premier.

Oui, cela tient au sujet. J’ai participé et co-animé une série de rencontres entre 1996 et 2000 avec des personnes en grande pauvreté, venant de différentes communautés culturelles. Nous nous réunissions à la maison Quart-Monde à Marseille, ou dans des lieux significatifs pour l’un ou l’autre : Notre-Dame de la Garde, la Pagode bouddhiste, un rassemblement de Marseille-Espérance,… Ces réunions avaient été lancées à la suite d’un premier rassemblement à l’initiative de Marseille-Espérance, pour affirmer notre volonté de paix en Méditerranée. Nous avons décidé ensuite de continuer à nous voir en partageant sur d’autres thèmes, qui tournaient autour de cette question : "Quelles sont les histoires que nos parents nous ont racontées quand nous étions enfants, et qui nous donnent encore de la force pour vivre aujourd’hui ?" Nous avons cherché des méthodes d’animation pour faciliter la parole de gens qui n’ont pas beaucoup l’occasion de s’exprimer, et qui étaient invités à le faire sur des sujets intimes et existentiels. Nous avons par exemple travaillé à partir d’une cassette présentant le jeûne tel qu’il est pratiqué dans les trois religions monothéistes ; une autre fois, nous avons apporté chacun un objet personnel à partir duquel nous présentions l’histoire de notre famille et les convictions qui nous animent,… Ce qui a donc été un défi pour la rédaction de ce livre, c’était d’une part que la parole était moins facile et que d’autre part, nous n’étions pas allés assez loin dans les échanges. Une quinzaine de rencontres, ce n’est pas beaucoup, même si cela nous a demandé un très gros investissement à chacun… J’ai fait appel à d’autres expériences, plus personnelles, pour donner du corps à l’histoire.

8. En même temps, on a l’impression, parce que peut-être tu as puisé davantage dans ton expérience, que tu as mis plus de distance. Le premier livre est une plongée dans l’émotion des personnages ; dans le second un décalage s’établit, notamment avec les lettres à l’ami.

En effet, il y a des différences entre les deux livres, qui tiennent d’une part au temps qui s’est écoulé entre les deux écritures, au fait que j’ai pris entre temps une année sabbatique qui m’a laissé plus de disponibilités pour écrire le second. D’autre part, j’étais dans une recherche d’unification et dans un travail analytique et spirituel personnel, que je poursuis parallèlement à mon engagement dans le mouvement. J’ai travaillé de la même façon pour les deux livres, mais pour le deuxième, j’avais simplement  quelques années de plus, et le sujet, plus ardu, m’a poussée à passer par certaines "médiations", comme les lettres à cet ami au loin qui, entre parenthèses, suivent elles aussi de très près la réalité…

9. D’où te vient cette tendresse, ce regard, cette écoute, et cette façon de parler de ces personnes en grande pauvreté ?

Sans doute ai-je beaucoup appris depuis vingt-cinq dans les relations de respect, de justice, et de partage qui sont en vigueur au sein du mouvement ATD Quart-Monde. D’autres personnes ont été très importantes pour moi, comme ma famille bien sûr et les personnes que je fréquente depuis de longues années dans le cadre du rapprochement entre les cultures, en particulier les amitiés judéo-chrétiennes.

10. Comment  travailles-tu : la retranscription des paroles, la justesse de ton ?

Je m’appuie sur mes écrits quotidiens qui sont émaillés des paroles telles qu’elles sont dites par les personnes. Il faut certes beaucoup d’attention à ce qui est dit et une retranscription rapide. Il m’est arrivé de demander aux personnes de répéter afin de pouvoir copier ce qu’elles disaient sur le vif. J’ai aussi des petits carnets à portée de main sur lesquels j’écris l’instant, et dont je me sers ensuite.

11.Pourquoi un changement d’éditeur ?

J’ai d’abord proposé mon deuxième livre, comme le premier, aux Editions Quart-Monde. Mais il y avait un changement dans l’équipe à ce moment et je n’ai pas vraiment trouvé d’interlocuteur. En même temps c’était une chance de changer de réseau de distribution. J’ai donc proposé le livre aux maisons d’édition qui publient des livres que j’apprécie. Ces relations avec les maisons d’édition, c’est un très long parcours du combattant ! Ce changement d’éditeur  permet une diffusion plus large.

 12.Est-ce que ce genre de livre n’a pas fait peur aux éditeurs ?

Oui, peut-être. Dans mon C.V. j’ai gommé tout ce qui était connoté trop "militant". Il est plus porteur d’écrire en son nom. Mon engagement, c’est le livre : le travail d’écriture, et la recherche d’éditeur.

 13.Y a-t-il eu une demande de réécriture ?

Non. L’Harmattan a relativement peu de moyens et demande beaucoup d’investissement personnel en amont de la part de l’auteur. En revanche, au cours de la rédaction proprement dite, j’ai demandé à d’autres personnes, écrivains ou non, en qui j’avais une grande confiance et qui connaissaient mon travail, de me lire et de signaler les "nœuds" dans l’écriture. En général, ils relevaient les endroits dont je me sentais moi-même insatisfaite. D’autres fois, je n’étais pas d’accord et je gardais ce que j’avais écrit.

14.As-tu rencontré des lecteurs ou fait des présentations ?

Quelques-unes. La plupart des lecteurs connaissaient déjà plus ou moins le mouvement ou le monde de la grande pauvreté. Pour mon deuxième livre, qui se passe à Marseille, de nombreuses personnes ont été accrochées par la mise en scène de Marseille et la région. Je me suis rendu compte que cela touchait ceux qui aiment cette ville, certains Marseillais expatriés en Belgique me l’ont écrit. Les lecteurs de la région ont aussi apprécié que je parle de personnes rencontrées quotidiennement, et qui souvent nous déroutent par leur histoire de pauvreté et d’exclusion. Nous avons fait une présentation collective du livre dans une librairie de Marseille, avec les "acteurs" pourrais-je dire, qui ont participé au groupe de réflexion sur la paix pendant trois ans. Lors de la séance de dédicaces qui a suivi,  nous étions devant la question : qui va écrire les dédicaces ?… J’avais pris la responsabilité d’écrire ce livre et de le signer, mais je n’avais pas réfléchi à la suite… Finalement les choses se sont organisées de telle façon que chacun des "co-auteurs" a pu écrire sa dédicace…C’était un grand moment de complicité et de confiance.

 15.Les livres ont-ils été lus avec des personnes en grande pauvreté ?

Pour la présentation du premier, à Bruxelles, des photocopies en grosses lettres avaient été faites afin de permettre aux personnes qui avaient des difficultés à lire, de participer à un travail de lecture en atelier. Ceci a permis d’expliquer les mots qu’elles ne comprenaient pas, et certaines ont pu dire qu’elles se retrouvaient dans les personnages, ou apporter des réflexions, demander des explications.

16.Quand tu écris un livre, imagines-tu un lecteur ?

 L’art auquel j’aspire, c’est d’arriver à faire "de belles choses, de bonne qualité" tout en restant accessible à des gens qui n’ont pas les moyens de maîtrise de l’écriture et de la parole. Mon souci est de coller au plus près de leur réalité et de leurs aspirations, ce qui n’exclut pas un travail de recherche en écriture, au contraire. Cette recherche demande beaucoup d’humilité et de dépouillement, elle entraîne une certaine perte de repères avant de fouler ce terrain d’entente commun où nous sommes tous égaux en humanité. Qui a employé cette formule : "écrire, non par addition de mots, mais par soustraction ?"… Je m’y retrouve tout à fait.

Mes deux livres ont soulevé des réactions le plus souvent positives,  parfois des critiques amicales sur certains points comme le bien-fondé de passer par ces lettres à un ami dans le deuxième ou le parti pris de ne pas séparer la recherche de spiritualité des personnes démunies socialement et la mienne propre. Toutes ces critiques m’ont apporté autant d’éclairages sur mon travail, que sur les personnes qui les exprimaient.

 17.Tes projets ?

 Si Dieu me prête vie, et que j'en trouve le temps, poursuivre dans le roman ou la nouvelle. Il me faut trouver le temps car je n’arrête pas tout pour écrire. J’ai écrit régulièrement pour le mouvement, des portraits, des petits bouts de connaissance et d’expertise sur les familles que je rencontre. J’aime beaucoup être en contact direct avec les personnes qui ont dans leur chair l’expérience de la pauvreté. Aujourd’hui je le suis un peu moins directement. Depuis trois ans, je fais partie d’une équipe qui entretient des liens avec des gens engagés dans la lutte contre la pauvreté dans les pays du pourtour méditerranéen et qui prépare un séminaire avec eux à Marseille l’année prochaine. Peut-être y aura-t-il matière à un prochain livre, qui sait ?…

Interview Martine Hosselet-Herbignat par Michèle Monte, Claudette Berthon, Agnès Petit.

 ° "Clin d’œil à l’ami Picasso", Editions Quart-Monde, 1996.

° "A la première personne", Editions l’Harmattan, collection Ecritures, 2003.

 ° La Maison des Savoirs : lieu créé par des permanents d’ATD Quart-Monde, des artistes et des amis, à Bruxelles en 1988. Des enfants, jeunes, adultes vivant dans l’exclusion y sont invités à découvrir l’expression artistique dans des ateliers de création par la peinture, le dessin, l’informatique, le chant, l’écologie,… Certains d’entre eux s’inscrivent ensuite à des formations dans d’autres lieux de la société. Au départ de la Maison des Savoirs, des ateliers sont aussi organisés dans des lieux d’accueil, dans la rue…

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Dernière modification : 16 novembre 2010