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    Entretien avec Markus Arnold

 

Donner une voix à la périphérie

 

Les littératures post-coloniales

 

 

Qui êtes-vous, Markus Arnold ?

Markus Arnold : J’ai 26 ans. Je suis pour 2 ans lecteur d’allemand à l’école normale supérieure de Lyon. J’ai fait des études de philologie romane et de lettres anglais en Allemagne et suis actuellement en thèse de littérature comparée. A Lyon, je travaille entre autres avec des étudiants qui se préparent à l’agrégation et sont censés être très forts en allemand !

Filigranes : Pourquoi as-tu un jour décidé d’apprendre le français ?

MA : D’abord par nécessité scolaire, il me fallait une troisième langue au lycée, puis par goût. Au-delà de l’aspect linguistique, il y a la civilisation, la culture, les échanges que j’ai connus vers l’âge de quinze ou seize ans : mes premiers vrais contacts en tant qu’individu, sans commune mesure avec les voyages en famille, les films, les médias. Passer sept semaines en France, sac à dos, tout seul, faire du stop, dormir dans les auberges de jeunesse, c’est le début d’un grand amour. .

 

  L’Île Maurice et les Mascareignes

Filigranes : Peux-tu nous dire un mot de la recherche que tu mènes actuellement ?

M.A. : Mon travail de thèse porte sur le roman contemporain mauricien d’expression française et anglaise. Je tente d’y repérer les convergences entre deux esthétiques post-coloniales : l’une francophone, l’autre anglo-saxonne.

Filigranes : Peux-tu nous citer quelques auteurs mauriciens ?

M.A. : Shenaz Patel, Ananda Devi, Nathacha Appanah-Mouriquand, parmi les femmes ; Barlen Pyamootoo, Carl de Souza, Bertrand De Roubillard pour les hommes. Les patronymes de ces auteurs seuls signalent une certaine configuration ethnique, ce qui pour Maurice joue un grand rôle. Cette génération d’écrivains francophones commen-ce à être connue ici. Elle est même éditée chez Gallimard ! Quant aux anglo-phones, moins connus, le pense à Lindsey Collen, une écrivaine phare. Très engagée, lauréate du prix du Commonwealth, elle est d’origine sud-africaine mais a immigré il y a trente-cinq ans à Maurice. Elle est reconnue comme Mauricienne. Il y a aussi Ramesh Bucktawar ou Sooresh Rago.

Filigranes : Comment découvres-tu ces auteurs ?

M.A. : Mon séjour de deux ans à l’île de La Réunion m’a ouvert à l’esprit de l’Océan Indien. En voyageant à Madagascar, aux Comores, à Maurice, une nouvelle réalité qui s’est installée en moi. Maurice m’intéresse tout particulièrement du fait de mes études d’anglais. Les Caraïbes mises à part, il y a très peu d’espaces où l’on peut faire communiquer ces deux traditions littéraires issues des colonisations britannique et française. Parmi les traces culturelles, elles ont laissé des empreintes linguistiques. Des productions française et anglaise sont nées et se pratiquent jusqu’à nos jours.

Filigranes : Quel a été le déclencheur à l’origine de ce projet ?

M.A. : C’est d’avoir suivi des cours à l’Université de La Réunion. Notamment un où l’on comparait l’actuelle littérature des mascareignes avec celle des Caraïbes. D’un espace à l’autre, les choses se passent de façon proche mais différente. Ce cours m’a ouvert à une question très peu connue de moi. Il faisait le lien entre les littératures francophones et les littératures dites post-coloniales, une notion anglo-saxonne que je connaissais grâce à mes études d’anglais. En pensant à Maurice, je me suis demandé s’il était possible d’élargir la problématique.

Filigranes : Faut-il disposer d’une expérience de La Réunion ou des îles du sud pour s’intéresser à cette littérature ?

M.A. : On peut bien s’intéresser à des choses sans les connaître personnellement et matériel-lement, sinon, les théologiens ne sauraient pas plus que les marins, mais pour moi, d’avoir vécu certaines réalités qui sont traitées dans ces livres-là, d’y avoir retrouvé une réalité mauricienne réellement dure, très éloignée des clichés de cartes postales avec palmiers et coucher de soleil, d’en avoir parlé avec les locaux, transforme votre lecture. C’est quelque chose de magnifique. On croit retrouver certaines personnes dans les personnages d’un roman.

 

Deux usages du même qualificatif

Filigranes : Quelle est exactement la différence entre les espaces littéraires francophone et anglophone ?

M.A. : Dans la conception même de la francophonie, dans la désignation en usage pour désigner cet espace, le dénominateur commun, c’est la langue. Tout ce qui est écrit en français relève par conséquent de cette notion, que le pays ait ou non été sous colonisation, sous domination française.

La mention “post-colonial” (avec tiret) est ambiguë. Pour les uns, elle renvoie au développement après les indépendances, à la prise de possession des pays par leurs habitants, à l’émancipation. Pour d’autres, le “post-colonial” inclut la phase de colonisation elle-même. Cependant, quel que soit l’angle d’attaque, il y a en règle générale une dénonciation de la situation coloniale, de ses séquelles et de tendances néo-colonialistes. Tout cela vu de la perspective des victimes. Le “postcolonial” sans tiret, peut renvoyer à d’autres situations : celle des Britanniques par rapport aux Irlandais, celle des noirs américains.

Dans cette post-colonialité, on insiste plutôt sur les relations entre dominants et dominés, avec le risque cependant de la décontextualisation. Souvent, on utilise la notion aussi pour parler d’une certaine esthétique qui n’est pas forcément lié à l’époque où l’œuvre a été produite.

De même que Diderot, dans son Jacques le fataliste, donne à lire des procédés littéraires postmodernes – alors que ce roman datant du 18e siècle n’est par définition pas “post-moderne”, il y a des auteurs du 19e siècle qui écrivent déjà de façon postcoloniale, dans une esthétique d’opposition et de subversion. Inversement, il y a bel et bien des auteurs contemporains de pays anciennement colonisés qui n’écrivent pas avec cette revendication postcoloniale. Bref, ce sont là des notions complexes qui ne sont même pas à cent pour cent claires pour les spécialistes.

 

Le rapport à la langue dans l’esthétique post-coloniale

M.A. : Dans cette esthétique le rapport à la langue et à l’histoire ont une place centrale. Pour les anglophones, la langue est quelque chose importante, mais, j’ai l’impression, pas autant que pour les francophones. On dirait que pour les anglophones, le contenu compte plus que dans la littérature francophone. Se distinguer en tant qu’auteur francophone suppose en revanche une maîtrise parfaite ou très originale du français.

Pour les anglophones, il y a toute une palette de choix. Prenons l’exemple d’un jeune anglais d’origine pakistanaise de la deuxième, voire de la troisième génération, qui écrit en Grande Bretagne : il va écrire dans un anglais qui est sa langue maternelle ; il ne sait même plus parler le hindi ou des dialectes du sous-continent indien. Des auteurs comme Salman Rushdie ne s’attachent même plus vraiment à un endroit, migrent d’un pays à l’autre, vont du Canada à la Grande Bretagne, de Bombay à New York. En revanche, quelqu’un comme R.K. Narayan, écrit en anglais mais est toujours resté en Inde. Pour lui l’ancrage post-colonial est différent. Dans la littérature post-coloniale francophone tout est encore mis sous une même étiquette. Dès qu’un un auteur connaît le succès, un succès venu de la Métropole, des éditeurs franco-français, il y a incorporation : il est franco-phone ! Mais ensuite comprendre comment on passe du statut d’auteur francophone à auteur français, c’est quelque chose de très délicat…

Pour avoir du succès, il faut certainement une plus grande expertise langagière en français qu’en anglais. Mais partout la dichotomie “contenu” / “forme” joue. Elle joue évidemment pour les grands écrivains comme Wole Soyinka ou Toni Morrison qui ont reçu le prix Nobel. L’expertise langagière c’est toujours important, mais pour les Français et francophones le rapport des sujets à leur langue est plus stigmatisé.

Filigranes : Qu’en est-il d’auteurs comme Saint John Perse ou Aimé Césaire ?

M.A. : Aimé Césaire, le seul qui ait été sur le programme de l’agrégation, fait partie des auteurs francophones parce que dans son cas la notion d’ethnie joue. Mais la francophonie c’est aussi la Belgique, la Suisse Romande, le Québec. Sous ce label de littérature francophone, on a cependant toujours tendance à sous-estimer les littératures du Sud…  

 

L’attachement au pays et la notion de fiction

M.A. : Pour les auteurs anglophones que je lis, l’attachement de l’homme à sa terre est important. La population de Maurice, île appelée "Petite Inde", est à plus de deux tiers d’origine indienne. Du coup, ce qui me frappe dans cette littérature, c’est le lien avec la patrie imaginaire, la patrie des ancêtres. Par ailleurs, la littérature anglophone me semble parfois plus "métafictionnelle"…

Filigranes : Qu’est-ce à dire ?

M.A. : J’entends par là le fait d’écrire sur la littérature au sein même du roman. On écrit sur le processus d’écrire, de produire de la fiction, sur la relation avec le lecteur, etc.. Cette façon d’insister sur le processus d’écriture, c’est une tradition anglaise du 18e siècle, que l’on retrouve chez un Salman Rushdie et a certainement à voir aussi avec la tradition des littératures orales, des oralitures d’inde par exemple. C’est aussi l’art de recourir non à un narrateur mais à un conteur qui s’adresse à des auditeurs, une fiction car ce sont en réalité des lecteurs.

 

Vivre sur un même espace

M.A. : La question de l’identité, c’est quelque chose de très complexe et un entremêlement de tant de facteurs comme le dit Amin Maalouf dans Les identités meurtrières. Cela joue dans tant de domaines à la fois, en particulier dans des espaces multi-culturels !

Dans les Mascareignes, mais aussi dans les Caraïbes, les ethnies sont nombreuses sur un espace géographique extrêmement restreint. Dans les Mascareignes, vivent les descendants des colonisateurs européens, des gens d’Afrique orientale, de Madagascar, du sous-continent indien, du Pakistan, et aussi de la chine. Il y a alors un potentiel de tensions et d’affrontements ethniques, culturelles, linguistiques, religieuses. Mais à mon avis, rien n’est jamais purement ethnique ou culturel : à la base de cet entremêlement d’identités qui mène à des conflits, il y a toujours aussi une inégalité économique.

Filigranes : Et aux dégâts du colonialisme…

M.A. : Evidemment. La colonisation s’inscrit dans la longue durée. Mais d’abord, les colonisations anglaise et française ont été différentes. Les Anglais ont choisi de gouverner à travers des potentats locaux. Ils étaient évidemment derrière, mais ont dirigé de façon indirecte, ce qu’on appelle ‘indirect rule’. On dit souvent que les Français ont au contraire occupé directement des postes de responsables ou les ont confiés aux missionnaires. Les Français ont mis l’accent sur la langue en installant des écoles françaises, des Instituts culturels français. Encore aujourd’hui des œuvres francophones mauriciennes sont subventionnées par l’Agence de la francophonie, tandis que les auteurs anglais en sont réduits à se débrouiller tout seuls.

 

Pidgins et créoles

M.A. : Le créole mauricien a un vocabulaire, une base lexicale anglaise, mais il est quand même un créole à base de français. Un créole, c’est de toute façon une langue à part. Non pas, comme on le considérait avant, une langue bâtarde, mais une langue en soi. Des pidgins, des créoles, il y en a partout dans le monde. Linguistiquement, les pidgins et les créoles se développent dans des situations de contact entre plusieurs langues.

Leur genèse est très riche. il y a des théories qui disent que les créoles sont la langue d’origine des hommes. Ils se seraient diversifiés et complexifiés, ce qui est contraire à la tendance à en faire des langues qui auraient des déficiences. Les plus anciens pidgins étudiés existaient déjà en Méditerranée pour les contact entre les Romains et les hommes d’Afrique du nord. Ils répondaient à la nécessité d’un contact minimal pour le commerce. Un pidgin, c’est donc par définition instable. Si on ne l’utilise plus, il disparaît.

Souvent on affirme qu’au moment qu’un pidgin devient une langue maternelle, c’est à dire qu’il est transmis d’une mère à un enfant, on considère que c’est devenu un créole. Dans les Mascareignes comme dans les Antilles, zones où on cultivait la canne à sucre et pratiquait l’esclavage, donc des espaces de contact entre plusieurs cultures et langues, on parle par conséquent de langues créoles à partir de la deuxième génération d’esclaves. La langue des premiers arrivants, ce français régional, est appris par le petit nombre des premiers esclaves, pendant la période nommé d’habitation, de façon approximative, par exemple avec une phonétique différente.

Plus tard, pendant la période de la plantation, ceux-ci deviennent les futures chefs sur les champs et transmettront ce français approximatif au grand nombre de nouveaux esclaves, appelés ‘bozzales’ (de ‘bozza’ – muselière en espagnol) pour qui la langue de référence n’est donc plus le français régional ’pure’, mais déjà la variante approximative. Au même moment, s’y mêlaient des ajouts lexicaux insulaires en fonction de réalités qui n’existaient pas en France et des ajouts africains et malgaches.

 

Créoles et pidgins, littératures mêlées d’Europe…

M.A. : Il y a des phénomènes comparables - c’est peut être une recherche pour dans dix ans – en Europe. On étudiera un jour les littératures belges, “beur”, germano-turque ou turco-allemande avec des outils de cette nature. Mais, pour l’espace germanophone, on ne trouvera pas cet aspect post-colonial tout simplement parce qu’il n’y a rien eu de semblable aux grandes colonisations anglaises et françaises.

D’un point de vue très contemporain, on pourrait certainement voir des convergences avec la littérature contemporaine des jeunes issus de l’immigration et qui ont un bagage linguistique à interroger. Mais la littérature post-coloniale s’est émancipée. Il ne faut pas toujours parler de la relation avec la colonisation. Les jeunes ont droit de dire d’autres choses. Moi-même, je parle de choses différentes de mes parents, de mes grands parents. Il y a un travail de mémoire important à faire, mais je ne dois pas être automatiquement mis dans une catégorie figée en fonction de mon nom ou de la couleur de ma peau. Ce n’est pas parce que je viens de tel ou tel lieu, que je dois écrire telle ou telle chose.

 

Ethnicité et rapport au lecteur

M.A. : Certains auteurs veulent échapper à ces cloisonnements et à ces catégories. Ils souhaitent une littérature francophone qui ne porte pas de traces et ne veulent pas être identifiés comme des Mauriciens, ne veulent pas être achetés pour cette raison exotique, exotisante. Je pense à Barlen Pyamootoo qui écrit un français totalement dépouillé, au degré zéro de l’écriture. Il n’y a rien dans ses textes qui pourrait le rattacher à Maurice, si on ne connaissait son identité. Un autre exemple serait Ananda Devi qui a échappé à la collection ‘Continents Noirs’ de Gallimard pour publier son dernier roman dans la collection normale, la ‘blanche’.

Les actuels mouve-ments du festival Etonnants voyageurs de Saint Malo avec le manifeste de 40 écrivains francophones et leur publication Pour une littérature-monde en français où ils vont même jusqu’à récuser la notion de “francophonie” vont également dans la direction de ce décloisonnement. Tous les auteurs font des choix stratégiques : soit de montrer par la langue l’appartenance à une certaine aire géographique ; soit de ne pas le faire.

C’est la même chose avec le contenu. Certains auteurs, quand ils parlent des engagés Indiens, ont une approche historique et un contenu dont on peut tout de suite dire qu’il vient de l’île Maurice. D’autres, je pense à une écrivaine journaliste que j’étudie aussi et qui habite à Lyon, ne parle pas du tout de Maurice dans son dernier livre mais d’un personnage qui habite, comme elle, à Lyon ! On est toujours dans une certaine relation au lectorat. Quelles relations je veux entretenir ? Est-ce que je veux être lu pour mon message et, d’une certaine façon parce que je suis de telle ou telle culture, ou pas…

Filigranes : Quel est le lectorat de cette littérature ? En France, aux Etats Unis, en Angleterre, à Maurice ?

M.A. : Quelles sont les motivations d’acheter ces littératures et pour quoi faire avec ? Si je les achète est-ce pour confirmer mes conceptions et répondre à ce que j’aime ? L’exotique, l’exotisant, les histoires d’amour à l’eau de rose tropicale ou est-ce que je le prends pour aller à la recherche du nouveau ? Pour les auteurs de Maurice, l’enjeu c’est d’être édités tout simplement parce que c’est une littérature qui ne paye pas, qui a du mal à s’affirmer dans le monde de l’édition lequel reste un monde occidental. Même s’il existe des éditeurs locaux, le lectorat est très restreint.

Filigranes : Faut-il être Mauricien pour écrire sur Maurice ?

M.A. : ça c’est très complexe, on peut aussi retourner la question : faut-il être femme pour écrire un texte féministe ? Il y a certaines choses que les locaux ne saisissent pas de la même façon, mais il faut aussi dire clairement “je ne prétends pas posséder la vérité sur telle question… j’ai simplement mon point de vue”. Tout le monde a le droit d’écrire sur ce qu’il voit ou perçoit et l’important c’est le regard polyphonique et non le regard franco-européen. Le mot d’ordre de Salman Rushdie dès 1981, c’est la contre-attaque ! L’Empire contre-attaque par l’écriture, à un niveau discursif, à un niveau idéologique.

Il y a un sujet, la plage et les cocotiers par exemple… ce n’est pas vous, voyageurs, historiens, ethnologues, exotisants qui écrivez, mais c’est moi à partir de mon point de vue et de mon vécu. La difficulté est que justement que ce vécu, pendant des décennies, pendant des siècles, a été décrié par “l’autre”, le colon. Certains auteurs insistent pour dire que rien n’est innocent, qu’ils ne peuvent même plus écrire sur tel ou tel sujet car on n’entendra pas leur point de vue. Quand ces questions d’identité sont aussi fortes – cela vaut aussi bien pour les femmes que pour les peuples anciennement dominés – les personnes doivent pouvoir dire non, doivent pouvoir demander que l’on n’écrive pas sur eux, affirmer le droit de parler eux-mêmes de leur vécu.

Filigranes : Les jeunes Mauriciens n’ont-ils pas à écrire eux aussi et à s’emparer de leur expérience de jeunes ayant grandi en situation post-coloniale ? Quand Rushdie dit que l’écriture est une arme, qui s’empare de cette arme ?

M.A. : Il y a des réalités économiques et matérielles qui font que pour beaucoup d’auteurs, le combat c’est d’abord de gagner sa vie. Les questions esthétiques, discursives sont des choses que l’on ne peut pas s’offrir comme on voudrait. Pourtant, dans le récent Eve de ses décombres d’Ananda Devi (2006), plusieurs jeunes personnages-narrateurs issues de banlieues à Maurice, écrivent toutes à la première personne et produisent un récit très fragmenté. Il y a même un adepte de Rimbaud qui écrit des vers et les transforme à la Mauricienne. Elles montrent clairement cette lutte de jeunes qui ont des problèmes identitaires, des problèmes sociaux ; cette lutte pour écrire, pour créer graphiquement sur les murs, pour faire parler d’eux.

 

Contournements, ruptures, détours

M.A. : Les jeunes littéraires de Maurice se sentent plutôt chroniqueurs ou historiographes de leur génération et traitent moins que leurs prédécesseurs de la traversée ou de l’errance des engagés Indiens. Il y a peu de liens dans cette littérature contemporaine avec l’esclavage, c’est un peu surprenant mais c’est comme ça.

En revanche, ils traitent d’autres questions, comme par exemple l’histoire très récente des îles de l’archipel de Chagos Diego Suarez qui est une base militaire américaine et qui a été cédée de façon un peu obscure aux Américains provocant un dépeuplement forcé. Certes, cela ne concernait que six mille Chagossiens et Mauriciens.

Mais ce que la littérature mauricienne a sans doute à dire, c’est que cela est représentatif et symbolique pour l’humanité entière : une déportation “périphérique” qui renvoie à d’autres victimes du système des castes par ex., de la division sexuée hommes/femmes, etc. Très intéressante est aussi la manière dont est “dite” l’île par des détours, par le récit d’exils autres. Je pense à ce protagoniste de Le tour de Babylone de Barlen Pyamootoo qui tente de ne pas se faire remarquer par sa langue de Mauricien et évoque l’île Maurice à travers un départ en Irak. Le même écrivain choisit comme décor de son premier roman pratiquement que la nuit : on ne voit pas les champs de canne à sucre qui ont une connotation exotique ; on ne voit pas la plage ; on ne voit pas la couleur d’une île magnifique. On voit que du gris, que la nuit qui fait peur. La lune n’est pas celle des amoureux, mais celle qui angoisse.

Cette jeune littérature mauricienne est extrêmement engagée, de façon subtile et porteuse d’une anthropologie négative, très pessimiste et témoignant d’une jeune nation indépendante qui travaille dure pour joindre les deux bouts, bref un contraste avec les éloges à l’identité créole des îles françaises comme la Réunion, département français d’Outre-Mer financé et subventionné par l’Union Européenne.

 

Europe, Mascareignes et retour…

Filigranes : Est ce que la notion d’Europe a un sens pour toi ?

M.A. : Certainement. D’abord au plan linguistique : je veux comprendre les liens entre les langues, la relation entre les langues et les pays, les questions de frontières dans une Europe qui tend à s’uniformiser malgré la diversité. Ensuite l’Europe renvoie à la question de la mémoire : travail de mémoire, devoir de mémoire sont très importants ici en France face à la colonisation. A partir de quel moment les choses entrent-elles dans la mémoire d’un peuple ? Quand elles sont sanctionnées par des fêtes ? Quand c’est montré ou raconté dans des livres ou des films ? Quand les historiens s’y attèlent.

Filigranes : Mais Rushdie écrit en anglais. Il use de la langue du colonisateur…

M.A. : Oui, c’est là qu’il contre-attaque. “Je vais démanteler la maison du « maître » avec ses propres outils. J’utilise votre langue, mais je la subvertis aussi”. Rushdie, ce n’est pas de l’anglais pur oxfordien, britannique ! Il joue avec la langue, fait des néologismes, crée un langage pour lui seul. C’est ce qu’on appelle dans la théorie post-coloniale, la “faille métonymique” : les mots étrangers et étranges, des mots de langues locales des domaines de la cuisine, de la nature, de réalités qui n’existent pas en Angleterre, mais en Inde sont injectés dans le texte, et ils renvoient alors, comme une métonymie, à l’entité de la culture non-britanique de l’auteur.

Par l’utilisation de mots que le lecteur occidental ne comprend pas, par l’impression et la typographie (je pense à l’utilisation de l’italique), il dit quelque chose de plus qu’un auteur anglais ou britannique classique. Il introduit des “failles” symboliques qui ont une charge idéologique ou identitaire forte. Dans certaines œuvres écrites en créole ou qui utilisent des mots en créole on a un glossaire à la fin qui s’adresse aux lecteurs occidentaux. Le lecteur martiniquais ou guadeloupéen ou mauricien n’a pas besoin d’avoir ces explications.

D’autres écrivains se disent "je ne vais pas mettre de glossaire, ils n’ont qu’à se débrouiller et s’ils ne se débrouillent pas, tant pis !". Ici et là, on montre un certain exotisme, mais un exotisme choisi, pas un exotisme subi. Là encore le jeu avec le lecteur est très complexe : s’il n’y a pas de glossaire, on pourrait dire que c’est destiné à un lecteur local, mais il n’y a peut-être pas énormément de lecteurs locaux. Bref, ce jeu avec la langue signale que ces questions sont d’une importance extrême, pose la question des cultures, annonce que certaines choses résistent à toute assimilation. Certains critiques disent que cela enrichit la langue française, d’autres que cela la subvertit, d’autres parlent de “variantes” ! Sur le fond, on continue de traiter la question dominant/dominé. Une affaire qui est loin d’être réglée.

 

Cet entretien a été réalisé par Odette et Michel Neumayer.

Bibliographie selective de la littérature mauricienne contemporaine

Pyamootoo, Barlen, Bénarès, L’Olivier, 1999 ; Le tour de Babylone, L’Olivier, 2002
Appanah, Nathacha, Les rochers de poudre d’or, Gallimard folio 2006 ;
Appanah-Mouriquand, Nathacha, Blue Bay Palace, Gallimard coll. Continents noirs, 2003
Patel, Shenaz, Sensitive, L’Olivier, 2003 ;
Patel, Shenaz, Le silence des Chagos, L’Olivier, 2005
De Souza, Carl, La maison qui marchait vers le large, Le Serpent à plumes, 2001 ;
Ceux qu’on jette à la mer, L’Olivier, 2001
Devi, Ananda, Pagli, Gallimard coll. Continents noirs, 2001 ;
Eve de ses décombres, Gallimard, 2006
Collen, Lindsey, Une affaire de femmes, [trad. de l’anglais Getting rid of it], Dapper 2004

Sur la littérature francophone :
Beniamino, Michel, La francophonie littéraire: Essai pour une théorie, L’Harmattan, 2000
Joubert, Jean-Louis, Les voleurs de langue – Traversée de la francophonie littéraire, Philip Rey, 2006


   
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