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Cursives 77

Entretien avec
Christel Laché

 

Végétale, humaine, cosmique, la vie nous traverse et nous met en mouvement… 

"Artiste lissière, Christel Laché part en exploration autour et au coeur des plantes, avec pour seul bagage, sa capacitéà se laisser surprendre.
Observant le monde végétal avec une infinie patience,
elle construit des oeuvres de fils alliant pérennité et plénitude.
L’éphémère se retrouve transporté dans la durable tapisserie."
B.Wagner (http://www.hermet-aveyron.com)




Aux origines d'une passion

Filigranes : Par quel chemin en es-tu arrivée à être lissière de basse lisse ?

Christel Laché : Ma première réponse est une grande part de hasard ou de providence. J'avais grand besoin de travailler et on m'a demandé de remplacer au pied levé une femme qui faisait des stages de tissage dans une MJC. J'ai accepté et j'ai appris très vite pour assurer cette tâche. C'était ma première rencontre avec les fils. Petit à petit, j'ai gardé ce contact avec les fils. Et je ne l'ai plus quitté.

Filigranes : T'es-tu formée à ce métier d'art ?

C. L. : Oui, mais beaucoup plus tard. Au début, j'ai tissé sur des métiers de tisserand et très vite j'ai été limitée par le manque de possibilités techniques pour dessiner tout en tissant. J'ai essayé plein de "trucs" avec du papier millimétré, des systèmes D que je bricolais pour permettre au fil de trame de quitter son "va et vient" horizontal et essayer de mener une courbe ou un dégradé de couleur.

Et puis, c'est un petit peu le hasard qui m'a apporté la solution ou plutôt c'est Marie, à qui j'expliquais mon travail. Elle a regardé et m'a dit "pour faire ce que tu cherches, il faut faire de la tapisserie". J'ignorais ce que c'était. Marie m'a envoyé des cartes postales de tapisserie, qui m'ont permis de prendre connaissance de ce monde. Je suis allée visiter les ateliers d'Aubusson, de Beauvais et ceux des Gobelins. Quand je les ai découverts… c'était exactement ce que je cherchais !

J'ai fait une demande pour une formation à Aubusson. J'ai été admise pour une année scolaire. J'avais une telle boulimie que j'ai appris très vite. Avec la famille, c'était un petit peu compliqué : Jean-Pierre avait les deux grands ici, en Aveyron, et moi les deux petites. Il me tardait de rentrer. J'ai terminé mon projet à Pâques. J'ai dit au directeur que j'avais l'intention de continuer chez moi. Il m'a donné immédiatement mon diplôme, avec la mention très bien !

Haute lisse, basse lisse

C. L. : Pour aboutir à une tapisserie tissée traditionnellement en France il existe deux outils : un outil vertical, comme aux Gobelins, et un outil horizontal comme à Aubusson et à Beauvais. La lisse, cette petite boucle de coton qui emprisonne chaque fil de chaîne, elle est haute sur le métier vertical ; du coup on le nomme le métier de "haute lisse". Sur un métier horizontal, la lisse se retrouve en bas, sous le métier, d'où son nom de "basse lisse". C'est juste la présentation du métier qui fait la différence.

L'an dernier, 22 lissiers étaient répertoriés en France par la Maison des Artistes, mais tous ne sont pas déclarés là, comme les artisans. Les artisans d'Aubusson par exemple, sont des hommes. Dans les années 60, il y avait plus d'hommes que de femmes mais la profession s'est beaucoup féminisée. Aujourd'hui, très peu de créateurs choisissent cette technique pour s'exprimer. L'an dernier à Grenoble, sur 33 professionnels du fil, il y avait 2 lissières seulement




L'inspiration ou l'observation ?

Filigranes : Artiste ? Artisan ?

C. L. : Les artistes sont ceux qui créent leurs dessins et leurs cartons. Les artisans tissent à partir des dessins d'artistes.

Filigranes : Où puises-tu ton inspiration ? Comment commences-tu ton travail ?

C. L. : La motivation de mon travail c'est vraiment le végétal, c'est un monde que j'aime beaucoup, pour lequel j'ai toujours eu un intérêt. Je trouve ce monde très beau depuis longtemps, bien avant les fils. Déjà dans le jardin de mon père quand j'étais petite, j'essayais de dessiner les fleurs. C'est quelque chose qui me poursuit depuis très longtemps.

J'ai mis du temps pour joindre mon intérêt pour les fils et mon intérêt pour dessiner les plantes. Au bout d'un moment, c'est devenu plus qu'un. Au départ, l'intérêt de mon travail c'est vraiment le monde végétal. Le début d'un travail de tapisserie c'est un travail d'observation d'une plante ou d'une partie d'une plante.

Filigranes : "Observer", en quoi cela consiste-t-il ?

C. L. : J'aime bien passer du temps dans mon jardin. C'est un contact régulier, saisonnier. C'est comme un appel. Une plante que je vais trouver très belle, je vais essayer de la dessiner pour garder une trace de cette beauté éphémère. Je commence à la dessiner comme tout le monde la voit, sans me poser de questions, je ne sais pas trop où je vais avec mes crayons de couleur.

L'aquarelle c'est pour la maison parce que c'est difficile, il faut être bien installé. Je la trouve belle, je la dessine et au fur et à mesure que je la dessine, je suis étonnée de ce que je vois. Je vais essayer de trouver une réponse à mon étonnement, comment cette forme est passée à une autre, qu'est-ce qu'il y a à l'intérieur, etc.

 


 


Filigranes : Que se passe-t-il ensuite ?

C.L. : Je range toutes mes "docs" par famille ou par plante. Au bout d'un moment, il apparaît quelque chose qui appartient uniquement à cette plante-là et je vais essayer de mettre en image ce qui lui appartient à elle seulement. J'entends par "image" mon projet peint soit à l'aquarelle, soit à la gouache. J'ai longtemps travaillé comme cela. J'essaie de construire une image, un récapitulatif de ce que j'ai observé.

 

Écrire (1) Les annotations

Filigranes : À quel moment, l'écriture intervient-elle ?

C. L. : Dans mes observations, il y a beaucoup de dessins, de croquis, quelques relevés de couleurs et quelquefois un petit bout de la plante réellement dessiné, la plupart du temps accompagnés de mots. Je précise avec des mots tout simples, mon trait n'étant pas tout à fait juste, alors je corrige avec des mots : "un peu plus de galbe là", et puis les questions que ça me pose.

Je note sur la même feuille ce qui me vient : mes étonnements, mes incompréhensions. Par exemple : "pourquoi le lys martagon retourne-t-il son fruit, partie galbée vers le ciel, comme une montgolfière, alors que la loi de la pesanteur appellerait plutôt la partie gonflée vers le sol ? Quel étonnant équilibre entre les forces du ciel et celles de la terre ! Et nous, êtres humains, comment sommes-nous, qui sommes-nous entre terre et ciel ?"

 



Filigranes : Quelles sont les étapes de cette écriture d'accompagnement ?

C. L. : D'abord, le dessin d'observation, la mise en images de ce que je souhaite montrer, de ce que j'ai compris de la plante. Et après il y a le carton. Je prépare le carton. Certaines images restent en aquarelle et d'autres vont être des tapisseries.

Filigranes : Comment fais-tu tes couleurs ? En ce moment, tu travailles dans une gamme de rouges. Je suis étonnée par la grande variété des nuances.

C. L. : Pour le travail que je suis en train de faire il n'y a qu'une couleur, le rouge, par contre c'est du rouge dégradé qui part du presque noir au presque blanc. On va d'un extrême à l'autre, mais ce n'est que du rouge. Quand j'ai terminé mon aquarelle, je vais à Aubusson voir le teinturier et on essaie tous les deux d'imaginer les couleurs pures dont je vais avoir besoin.

J'ai acheté vingt couleurs pures qu'il me fabrique. Le fil de trame comporte quatre brins de laine. En jouant avec différents fils de différents tons, je vais agrandir la gamme de couleur, la multiplier ; là j'ai fabriqué 68 tons, seulement dans la gamme des rouges.


 





Filigranes : Le carton ?

C. L. : Le carton : c'est un gros morceau, un gros travail. En fait, c'est un plan qui va me permettre de traduire mon aquarelle ou ma gouache en tapisserie avec le fil. J'y note toutes les décisions, comment je vais m'y prendre avec mes fils pour tel dégradé, pour cette courbe, pour rendre ce volume, etc. J'imagine comment je vais m'y prendre avec mes fils pour tel rendu. Le carton, je l'écris à dimension de la future tapisserie, je l'accroche sous les fils, et c'est ce qui me servira de guide. C'est mon guide impératif, j'en ai absolument besoin parce qu'en tissant sur une toute petite partie à la fois il ne faut surtout pas oublier l'image globale.

Le carton est donc absolument indispensable, mais je n'en suis pas prisonnière. Parfois, ce que j'ai imaginé ne me convient pas dans la réalité du tissage. Il me manque un dégradé, ou je suis passée trop vite d'un ton à l'autre, donc mon carton est un guide indispensable, mais je le corrige sans cesse. C'est un témoin, pour ne pas déformer l'image, mais je ne le respecte jamais à la lettre.

Tissage

C. L. : Mon geste au niveau des fils ? C'est sûr que tisser est un geste d'une répétition incroyable : on a les fils pairs, les fils impairs, séparés, puis on glisse les fils de couleurs, c'est un geste très répétitif. Il y a quelque chose de similaire avec le temps qui s'écoule. C'est ponctué, mais à la fois les formes et les couleurs ne sont jamais les mêmes, pourtant la ponctuation est toujours la même. Le temps qui s'écoule... les jours se suivent, mais ce n'est jamais la même chose. Il y a quelque chose d'équivalent dans le fait de tisser.

Écrire (2) Les livres

Filigranes : Écrire, annoter… Est-ce que tu utilises l'écrit à d'autres moments encore ?

C. L. : Pour rendre mon travail accessible à un plus grand nombre, je rassemble observations, croquis, aquarelles et projet de tapisserie dans des livres. La tapisserie, c'est un monument de travail ! C'est complètement décalé par rapport au temps d'aujourd'hui. Du coup ce sont des objets très difficiles d'accès. Au niveau de l'image, ce n'est pas toujours évident. Les gens qui ne connaissent pas ce travail comprennent-ils d'où elle vient et pourquoi je l'ai faite ? J'ai eu envie d'expliquer pourquoi je me suis intéressée à telle image.

Dans les livres, j'ai raconté comment je m'en approchais, et pourquoi je m'arrêtais à cette image-là. C'était un petit peu difficile parce que l'image me suffisait, mais pour la rendre plus accessible j'ai dû expliquer. Difficile mais à la fois ça m'a éclairée, ça m'a confortée. J'ai plutôt peur des mots : ils peuvent être trompeurs ou lumineux et éclairants !

La première perception des plantes n'est pas mentale, elle est sensitive. La tapisserie permet une incarnation visuelle ; les mots permettent une incarnation mentale. Cette incarnation par les mots m'ont assurée un peu plus, m'ont confortée dans mes envies de travailler avec, autour, au cœur du monde végétal.

Filigranes : Expliquer, transmettre, faire comprendre, mettre en mots tes images…

C. L. : Du fait que je doive mettre en mots ce que je fais pour mes livres, l'écriture m'a permis de concrétiser et clarifier. J'adhérais à une image, mais je ne savais pas dire pourquoi j' y adhérais complètement. Au départ quand j'observe, je ne sais pas où je vais. Les mots m'ont permis d'expliquer pourquoi je m'arrête à cette image. Cela m'aide à donner corps à une perception et à y adhérer d'autant plus.

L'animation

Filigranes : Tu joues un rôle important dans l'animation, avec les enfants, avec les adultes handicapés. Pourquoi ces choix ?

C. L. : Pour plusieurs raisons : d'abord, j'ai toujours aimé le contact avec les enfants. Ensuite, pour vivre d'une activité comme celle de la tapisserie, il m'a fallu réfléchir à comment m'en sortir, comment c'était possible d'investir tant d'heures de travail sans savoir si un jour ou l'autre je serais rémunérée. J'ai choisi de monter des projets pédagogiques avec différents publics.

Quand je viens avec les fils, les couleurs c'est relativement facile avec les enfants ! J'y trouve un équilibre. Je fais un métier de solitaire : quand j'observe les plantes je suis toute seule, quand je dessine je suis toute seule, quand je peins je suis toute seule, quand je tisse... je n'ai pas envie d'oublier les êtres humains. Ça m'équilibre. Et pédagogiquement, j'ai appris énormément.

À toutes les erreurs j'ai trouvé des solutions immédiates, techniquement, très rapidement, dans l'instant. Quand tu as huit personnes, au Centre d'Aide par le Travail (CAT), et qu'un problème est posé, il faut répondre . Ça m'a appris à lire une situation pour trouver très vite une solution. Techniquement, pédagogiquement, humainement, ça m'a fait progresser énormément. Socialement, c'était très sympa de terminer avec des expositions. Ça me plait bien d'aller dans la société avec mon savoir-faire.

L'aléatoire

Filigranes : Y-a-t-il une place pour l'aléatoire dans ta création ?

C. L. : Les frontières sont très fragiles. Ce que je suis en train de réaliser, je l'ai vu à la lunette binoculaire. Mais effectivement ce n'est pas exactement ça. J'essaie d'avoir un travail très près du réel. Ça me plait comme ça ! Ce que je vois est très beau, de toute manière ce que j'aurais à dire serait tellement moins beau que ce que je vois ! En fait, je n'y arrive pas vraiment, je ne fais qu'une approche de ce que j'ai vu. On pourrait dire que ma part de création est dans ce que je n'arrive pas à faire.  

Une philosophie de la vie

Filigranes : Comment cet art se tisse-t-il avec ta philosophie de vie ? Je pense à "trame, chaîne, lien, nouer, renouer..."

C. L. : À partir du monde végétal et de ce que j'observe, j'élabore une certaine philosophie. Ça me convient très bien. Par exemple, la première tapisserie que j'ai faite sur les coquelicots, cette façon que les coquelicots ont de disparaître, pour moi c'est un modèle philosophique : la mort et la vie c'est la même chose, on peut y être joyeux, on ne peut pas distinguer l'une sans l'autre, et on peut y être en dansant joyeusement.

Je m'en fais ma propre philosophie. Je n'ai aucune prétention, ce n'est pas de la Philosophie" avec un P majuscule, ni même celle du végétal. Je ne me permettrais pas de lui faire dire des choses qu'il ne dit pas, mais pour moi ce sont des choses qui me conviennent. Au niveau de la vie et de la mort, tous les végétaux disent cela. Si je devais parler comme un végétal, mourir c'est impossible, inimaginable. Au mieux on pourrait dire "mourir à" : la fleur meurt au fruit, le fruit meurt à la graine, etc. Mourir c'est inimaginable.

Filigranes : En jouant avec le micro, le macro, la coupe... tu nous fais prendre conscience qu'il y a de l'humain dans le végétal ou du végétal dans l'humain, du vivant en quelque sorte…

C. L. : Les frontières entre ces différents mondes végétal, humain, animal, cosmique, minéral, ne sont pas fermées. J'ai une émotion forte devant l'image d'un détail de fleur de coquelicot ou encore dans son bouton : on ne sait plus si c'est une image organique, viscérale ou végétale ! De même devant l'organisation des graines de concombre : du végétal on bascule dans le cosmique ou la cellule. Quel que soit le monde auquel on appartient, la vie nous traverse et nous met en mouvement…  

 

Cet entretien a été mené par
Christiane Lapeyre et Claude Ollive.
Conques, juin 2010.



 


  N°77
 
 
 
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Dernière modification : 16 novembre 2010