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À force !
« Bis repetita placent* »

Ce Cursives est bien plus qu'un retour à d'anciens numéros. Dans ce voyage auquel nous sommes conviés, on lira la permanence d'une préoccupation : celle de relier "dire" et "faire", de faire de ce passage une énigme féconde…
On y retrouvera le nom d'auteurs qui, à différentes époques, ont partagé avec Filigranes le désir d'illustrer une écriture qui se donne à voir dans sa fabrication. On y retrouvera la proximité que la revue a entretenue avec les "ateliers d'écriture", une des sources à laquelle elle ne cesse de s'abreuver*. Laissons-nous surprendre…

* À lire sur le site http://duecriture.canalblog.com/archives/2014/10/15/30774924.html
"Aux marches du palais : l'atelier et après, que serait une publication équitable ?"

 


nicole brachet / 20 ans en Filigranes / Juillet 2004)

Main courante / Marches lavées / et récurées, rampe / branlante, boule de verre / chambre de bonne et lavabo sur le palier, gaz à tous les étages. La concierge / est à l'entresol.
Passages et chemins de tapis / moelleux, contremarches aux / tringles rutilantes, volutes de / fer forgé, bruits étouffés. /Liftiers, grooms, office, service en chambre.
Escabeaux, cire d'abeille, boiseries et rayonnages, / chaleur feutrée, vert / d'opaline et reflets sur le laiton, / froissements de page, raclements de gorge, / engourdissement.
Cloches et bourdons des laudes aux vigiles, / vis hélicoïdale, sandales qui effleurent la / pierre et robes de bure. / Closerie, espaliers, lierre et liserons, fontaines et / mousses, fleurs de rocaille, marches en meulières et lilas.
Meuglements, hennissements. Foin dans la grange, barreau /manquant. « la courte échelle, Mademoiselle ? » Souffles et / rires. Paille dans les cheveux. / Bruine et brouillard, cabans et cirés, dalles taillées dans le granit, sans garde-corps, treuils et filets, marée, criée. / Sirènes et cheminées, malles et cabines, ponts et coursives, cuivres astiqués, / cordages tendus, passerelles et coupées, escales.
Nuit. Camion vermillon, casques d'argent, lances dardées vers le ciel, fenêtres sur / cour, grande échelle, emergency, exit. / Montée des marches, temples et palais, gradins et podiums, marchepieds et / pinacles, honneurs, faveurs et couronnement.
Double révolution, Piranèse, Jacob, rêves envolés, vol plané et dégringolade, convalescence, remise sur pied, gravir à nouveau les degrés…

Mais où va-t-il, cet escalier ?
N.B. (Filigranes N°59)

 

 

françoise salamand-parker / Le don du texte / 2004

Laisser ouverte la porte sur l'été
Le rideau en perles de buis
Laisse filtrer l'ultime lumière de l'août
Glissent les murmures d'une saison à demi achevée
De la clarté à l'ombre
Le village déserté de sa foule bermuda
Dans ses granits humides et durs
Se referme Bogue de châtaigne
Sur les flonflons de la fête
Les bals du quinze août
Les paillettes
Eclaboussées en myriades de tessons de verre
Du côté du stade mouillé
Détrempé
Les paillettes
S'écaillent du granit

Au café du bord de rue
Hommes sans mots
Derrière leurs verres de pastis
Hommes sans mots
Des solitudes vertes
Ecoutent le lourd silence d'après-vacances
La vacance du bruit
De la vallée montent des voiles de brume
Qui étouffent en long hiver
Les dernières notes de rock and roll
Du bruit au silence
De la clameur à la rigueur
Par le rideau de perles de buis
S'immisce le souffle palpitant
De sensations illettrées
Quand dire devient construction
De pensées en jachère
Comment alors se frayer un chemin
Jusqu'à la page
Pour les orphelins de la parole ?

F. S.-P., Filigranes N°60,

 

 

 

rené cohen / Partage de l'obscur / 2000

SILENCES SUFFOQUÉS
"D'avoir pu libérer des mots qui étaient à peine formés et en tout cas n'avaient pas de vieillesse (...) mais se modelaient seulement sur mon souffle, ce bonheur m'a définitivement blessé..."
Lettre de Robert Antelme à Dionys Mascolo (juin 1945)

A peine commence-t-il à raconter qu'il s'étouffe... Dans le balbutiement inarticulé, quelque chose résiste à se dire de l'insurrection même du langage d'après, violenté, abîmé, heurté de toutes parts... La catastrophe est un réel opaque et dur qui paralyse la parole et pulvérise l'état du lien.
Plus l'épreuve enveloppe et traverse, plus elle se dérobe à l'expression pour se tenir hors de prise. La représentation, devenue inaccessible à la raison, est aliénée : le déporté se découvre forcené, c'est-à-dire hors du sens. Le regard est un besoin de parole égaré dans un visage émacié dont les outrages ont creusé les chairs. Les yeux et les mains s'embrasent en silence, comme surgis des ruines encore fumantes du ghetto.
La cage osseuse du corps saccagé est la nécropole muette de l'anéantissement. Le camp détruit de ce corps la force vitale qui fait naître au langage : en immolant la parole, le forfait clôt à I'infans l'accès à son humanité. Le rescapé se reconnaît en ce qu'il revient privé d'histoire et de parole mais s'acharne à parler de cette voix rauque qui ne sait plus dire, de cette voix autiste qui s'épuise dans des lieux de surdité...
À ce langage effondré succèdent les variations coupables de notre langue malentendante qui reconstruit sans fin, de ses briques discordantes, d'autres baraques de silences.

R.C. Filigranes N°47

 

 

joëlle gonthier / Faux-pas du temps / 1994

Ondes amères

Ce qui s'écrit : "ce gris, s'étrangle aux barreaux de nuits crades / baveuses / qui jettent au caniveau / des nuages étirés du bleu du bord de mer / jusqu'aux landes puissantes

ce qui se dit s'écrit, pile, dans le journal. / Pleine page Béante sur le débarquement / REFAIT, les morts en moins /Les mots en moi, REFAIT / FAIRE / "comme si"

simulés, nous nous rendions géants, / héros neufs d'une guerre honnie par nos parents / qui / las, / ne nous a pas libérés d'être comme / nous sommes

Nous chevauchons le temps. Collons au désespoir / D'alignements de croix, décompte de nos jours. /
Dates brèves. Claquantes. (Mon nom peut-être là). / Jeunes morts aux cheveux mêlés de sable et d'eau.

Blessures profondes / dessinent / un champ d'honneur / que le rire attentif reconnaît comme sien / Ce qui se dit se pleure en un cri. / Rien de moins.

J'ai sauté sur vos tombes. Cinquante ans après vous. / Vous les creusiez jolies, cratères de la vie. / Méduse au voile blanc gonflé par la mémoire / d'un jour vif éclatant, / tonnerre rédempteur / de veilles moins glorieuses.

Ce qui se dit se laver au flot des eaux thermales / quand la pliure cède / avant même la poussée.

À vous ce souvenir d'un jour / qui / recouvre tant d'autres.

J.G. Filigranes N°32,

 

 

robert amat / Dans l'intimité de la langue / 1997

Ode sans célébration

Colonnes et fronton sont là, indéchiffrables.
Le vent, le sable sont serviteurs du souverain

oubli. Comme une flamme au ciel occidental
descend, la mer l'éteint. Nous écoutons du promontoire

au loin, cette rumeur que fait le jour quand il s'en va.
Nulle inscription jamais ne décrira le temps,
mais le temps

vit de celles qu'il efface. Les blocs de pierre un moment
éclairés, flottent sur un remous de l'ombre ; et sans

pouvoir appareiller par naufrage et grandeur ils sombrent
dans l'obscur, tout à coup, hors du temps délivrant le
message.

Proposition.
Le texte n'est pas le message : il est le véhicule du message.

Corollaire.
L'auteur du texte n'est pas l'auteur du message : il essaye de capter le message
avec le texte qu'il fabrique.

Scolie 1.
L'auditeur du message croirait-il mieux le comprendre en démontant le poste de radio ?

Scolie 2.
Douterait-on de l'existence du message parce que beaucoup de véhicules sont vides ?

R.A. Filigranes N°38

 

 

 

lecarm / Oblique espace de la passion / 2000

Mes hormones

Encore une fois je me retrouve à ma table de travail, le porte-plume dans la main droite, cet encrier "à l'ancienne"… à droite aussi, c'est plus commode.
Un encrier ! Comme au temps où l'inspiration venait s'agenouiller devant moi, les cheveux défaits, et, baissant les yeux, me disait amoureusement Prends-moi.
L'inspiration aujourd'hui a des rhumatismes et ne peut plus s'agenouiller.
Il me faut à présent puiser dans les souvenirs.

Ah, Kristina Jager ! (prononcer Yagueur). La première fois que je la vis, je sentis la banquise craquer. A l'époque j'avais une grande banquise dans la poitrine. Kristina, chevelure éblouissante, silhouette pleine de grâce, le Seigneur est avec toi. La foudre tombant sur moi me blanchit légèrement les tempes.
Bizarre destinée, celle des enfants de l'homme. A six ans vous découvrez qu'ils vous ont déposé par ici, et que les kilomètres aux dents aiguës, par milliers, vous entourent de tous côtés. "Voici ta planète, mon fils, elle est à toi ; à toi et aux scorpions, aux guêpes et aux araignées, aux serpents et aux crocodiles, aux caniches et aux chiens sauvages, aux calamars et aux requins. Tâchez de ne pas trop vous disputer."
Quelles bagarres, Seigneur ! Et un beau jour l'amour vous saute dessus comme un tigre. Griffant, mordant, léchant vos plaies.
Ah, Kristina Jager ! Cette première fois où je te vis ! Ce fut un ravissement général : tous mes globules s'y mirent, tous mes neurones, toutes mes hormones. Jusqu'à l'air que j'avais inspiré qui refusait de s'en aller. "L'air que j'avais inspiré", et non l'air inspiré que j'avais. Kristina me l'avoua des années plus tard, j'avais une expression effrayante.
Il faut dire que depuis le milieu de l'adolescence j'ai vraiment le regard d'un fou. Vers les quarante ans tout de même, la civilisation a tenté de regagner le terrain mais c'est comme la construction d'un polder au Moyen Age, la mer reprend souvent ses droits sur cette côte, lançant loin ses embruns saturés de chlorure, qui vont jusqu'à la ville ronger les fers forgés, les vélos, les carrosseries.
Le père Jager, ses sourcils énormes, deux sangliers furieux de part et d'autre d'un nez royal. Trogne terrible et rassurante. Ses récits sur les deux grands-pères, tueurs d'ours en Mazurie. Tout cela dans les gènes de Kristina sans doute ? Et moi, bel avenir ! Ours en papier, futur papier mâché fatalement.
Ah, Kristina ! Quelle fureur nous a si souvent lancés l'un contre l'autre, mordant, griffant, léchant nos plaies. D'où il a résulté quatorze enfants, les filles pleines de grâce, les garçons aux sourcils énormes. Tous prêts à mordre et à griffer.

L., Filigranes N°45

 

 

andré bellatorre / Mémoire d'encre / 1986

Glissements progressifs du souvenir en noir et blanc

"Polissez-le sans cesse et repolissez-le" Boileau

La feuille comme des blancs battus en neige attend l'arrivée des filets noirs du temps dans lesquels l'écriture se piège lentement. Cette lente coulée sombre, sorte de chocolat fondu, m'envahit tout entier.
Dehors le paysage ressemble à des blancs battus en neige comme du reste la page sur laquelle coule comme un lent filet sombre l'écriture du souvenir.
Dehors le paysage ressemble à des blancs battus en neige comme du reste la page sur laquelle coulent les fils du souvenir. Si le cinématographe a besoin d'un écran bordé de noir, mes souvenirs chauffés à blanc ne se conçoivent pas sans leurs cernes.
L'encre noire, sorte de fleur sur la neige de la page, s'élabore en massifs singuliers. Ils envahissent lentement cet écran blanc où se lit le film de ma mémoire.
Je suis emprisonné, cerné comme dans un film noir par d'étranges filets sombres. Cette sorte de sang mémorial envahit cette feuille vêtue de probité candide et de lin blanc.
L'arrivée du sang mémorial sur la page virginale provoque l'apparition de filets de souvenirs en chapelet.
Dans les artères de ma mémoire circule un sens singulier. Il a les idées noires. Mon stylo est un stylet.
Cette feuille nacrée comme des blancs battus en neige attend l'arrivée des filets sombres du souvenir. Ils ont les idées noires. Ce liquide mémorial, sorte "d'inscriptio christo pagina" en noir et blanc, me fait faire un mauvais sang d'encre.
Sur la page marmoréenne se fixent de noirâtres filets. Ils font "les Jacques". Cette encre somme toute sympathique me tiendra lieu de souvenirs.
Ces signes qui font "les Jacques" et singent mes émois n'ont pas de prix. Ce sont en quelque sorte les truffes de la mémoire ou le caviar du souvenir.
Ce liquide noirâtre qui singe mes émois, je le vois s'insinuer sur la page qu'il est temps de tourner.

A.B. Filigranes N°8

 

 

Odette Neumayer / Histoire de papiers / 2009

Suivi administratif

Teint jaune, encre pâlie, paraphe désuet. Soixante-six ans après, il me parvint ! Un feuillet petit format, presque rien, mais une trace tout de même. Attestant, administrant la preuve que celui-dont-nous-parlons était bien, tel jour, à telle heure, passé par
ce lieu, je veux dire : D.
C'était le 23 mai 1944. Ce qu'il avait dans les poches : autant dire pas grand-chose. Ce qu'il avait dans la tête ? L'imprimé ne le dit pas. Dans le cœur encore moins.
Suprême ironie : "Reçu de Monsieur B. la somme de 440 francs". Signé : "Le Chef de la police". Tout était en règle !
Stipulant en creux que Monsieur B. avait volontairement déposé le contenu de ses poches entre des mains non contestables et que celui-ci lui serait, évidemment, rendu.
Monsieur B. pouvait partir tranquille vers des destinations inconnues de lui. Destin aléatoire, il avait l'assurance signée
que son maigre bien lui serait remis en l'état à son retour.
Tout allait pour le mieux…
Et puis, deux chiffres, préfiguration de l'avenir ? L'un, 23113, souligné au crayon bleu, l'autre 4780 était le numéro du feuillet. Un troisième, plus tard, quelques jours plus tard, à l'issue
d'un long voyage en train, serait fort proprement tatoué sur
son avant-bras gauche à l'encre indélébile.
Pour l'heure, celui-dont-nous-parlons ne le savait pas. Pas plus d'ailleurs que ses nombreux compagnons. La cité de D., réquisitionnée depuis le 14 juillet 1940 et transformée en camp
le 20 août 1941, n'allait pas les garder longtemps en ses murs.
Les Responsables avaient bien fait leur travail d'enregistrement, de classement, d'organisation. L'honneur était sauf ! On avait
le quota suffisant pour remplir les wagons, l'avant-dernier convoi pourrait partir à temps.
Là-bas, on aurait un autre type d'accueil. Des structures et des méthodes plus strictes, moins conciliantes. Des chiens, vous dis-je ! Il n'y a pas de fumées sans feu !

O. N. Filigranes N°78,

 

 

 

antoinette battistelli / 10 ans en écriture. / 1994

Collages aléatoires (extraits)
À Jean Coste, écrivant éphémère de Filigranes
Un atelier d'arts plastiques dans les marges de Gaston Chaissac, vécu en soirée lors du séminaire de Pentecôte 1994. Atelier qui nous mènera
… au détournement de formes et de sens par le jeu et l'expérimentation de nouvelles matières
…à pratiquer le cerne comme facteur d'analyse et de synthèse sur des aplats de papiers collés
… à nous approprier cette citation de Jean Coste "Créer c'est gérer l'aléatoire" (in Arts plastiques, discipline à part entière)
… à nous initier à l'art contemporain dans les parages de Gaston Chaissac, mort il y a juste 30 ans.
Phase un
Entrée dans le secret du peintre par sa biographie, des photos, et par la lecture de ses divers écrits ainsi qu'une interview imaginaire de Dominique Allan Michaud : "Gaston Chaissac, puzzle pour un homme seul."
Par petits groupes, les participants sont invités à lire les documents et à se communiquer leurs trouvailles pour qu'émerge peu à peu un portrait de Gaston Chaissac.

Phase deux
Première production plastique : "Je dois obéir à mes épluchures", disait Gaston Chaissac. Étant donné une pomme, chacun épluche la sienne puis joue avec ses formes-épluchures, leur épaisseur onirique et leur complexité plastique.

Phase trois
Le temps de croquer la pomme, on croque aussi ses formes-épluchures, au crayon gris sur divers papiers d'écolier mis à disposition.

Phase quatre
De la petite fabrique d'épluchures au produit fini. On découpe, déchire, on vole même des formes-épluchures. Puis, sur un support noir brillant, on fige les formes élues et encollées du centre du support vers l'extérieur, en les faisant se toucher, voire se superposer sans recouvrir la totalité du support et en laissant une marge périmétrique.

Phase cinq
S'étonner de sa production en la lisant dans tous les sens, puis CERNER au stylo-feutre noir l'essentiel et le manque. Nommer sa production sur cartel. Afficher. Petit moment d'exposition sans commentaire.

Phase six
Collages. Puis, lecture d'un fragment des Collages de Louis Aragon : "La notion de collage a pris dans la peinture sa forme provocante il y a un peu plus d'un demi-siècle. Elle y est l'introduction d'un objet, d'une matière, pris dans le monde réel et par quoi le tableau, c'est-à-dire le monde imité, se trouve tout entier remis en question. Le collage est la reconnaissance par le peintre de l'inimitable et le point de départ d'une organisation de la peinture à partir de ce que le peintre renonce à imiter." (p.112)

A.B. Filigranes N°29

 

 

 

 

André Cas / L'écriture du lecteur / 1985

épitaphe
les sens perdurent
sur nos vies aveugles
toi qui lis
délire-moi
que mes mains
pétrissent
- glaise –
l'avenir

Adresse aux lecteurs
Le lecteur se laisse couler dans les mots du texte. S'il lit à voix haute, il mâche les mots, suce les sons, court derrière le sens, épingle les signes. Ses yeux dévorent, émiettent, percent, décèlent, de-scellent comme une pierre est descellée.

Quelle est la part que son corps prend à l'acte de lecture ? Bien sûr, les yeux lacèrent la page, mais aussi les mains dans lesquelles pèsent le corps du livre et ses doigts sur le grain du papier.

Déchiré, le lecteur se laisse lier par le texte qu'il lit, pinceau de l'œil, sillons, traces violentes faites à la surface.

Alors il désirera écrire le livre unique, tissé de ses lectures diverses. Jouer la Belle au bois dormant et tituber derrière le sens qui émerge de son acte.

A.C. Filigranes N°6,

 

 

Laure-Anne Fillias / La leçon / 1994

Cours d'été pour romancier débutant.

Entre d'un pas souple dans la maison, comme si tu ne redoutais pas le temps perdu.
Pose ta valise n'importe où. Ta chemise est lourde du voyage, retire-la, oripeau des silences bavards ; elle ira sur les branches hautes du cerisier. Un moment tu laisseras prise à l'arbre et à ses feuilles, à la lumière qui les écarte.
Ne regarde pas derrière toi, ton train est parti avec la poussière de l'air et tes rites d'avant le déluge.

Viens dans la cuisine pour le verre d'eau trop froide qui sonne sur les dents comme un réveille-matin ; tout peut commencer. Viens pour la goutte qui tinte dans l'évier et capture les instants ; rince tes oreilles de toute autre caresse.
Si tu veux, douche-toi ; mais si ce désir peut attendre un peu, reste d'abord debout, nu-pieds sur la tomette bombée, tout debout à pleines plantes : tu auras les doigts frais sur les yeux brûlants, une tranche de pastèque, le baiser après l'absence. En vérité, tu les auras.

Ne raconte pas tes attentes et les compagnons de route. Cherche quels fruits sont déjà mûrs, et les grenouilles minuscules et noires à surprendre au ruisseau sur le creux de la main.
Renifle les pièces closes et sombres, vierges encore ; touche à tout.

Surtout, ne t'affaisse pas sur le canapé. Choisis plutôt pour la sieste la radicalité des draps blancs, le lit net ; mais peut-être, ne dors pas tout de suite.
Referme un moment la porte sur le temps retrouvé.

Plus tard, à la tombée du soir, tu seras prêt à saisir un drôle de livre aux reflets de cuivre dans lequel ta grand-mère cuisinait sans doute d'inimitables confitures, où ton grand-père changeait la boue en or. Tu t'y promèneras avec indulgence et mettras dans tes poches ce dont tu n'es pas écœuré, ferrailleur sans remords de vieux mots à tout faire. Tu recueilleras aussi ce que tu n'avais pas compris.

Dehors enfin, tu frissonneras invaincu dans le noir, tu baiseras de toute ton échine le sol pierreux, tête dure face ardente à la lune, et tu boiras à la régalade les paroles drues des comètes.

Les gouttes de leur pluie radieuse baigneront quelque autre visage.

L-A. F, Filigranes N°30