Une entrée tardive en écriture
Entretien avec Marie-Christiane Raygot
Marie-Christiane Raygot vit dans le Var et a
travaillé à la Bibliothèque Municipale d'Aubagne. Ecrivain (prix Luc
Bérimont 1990), elle a publié "Territoire des échos" (Cahiers Froissart
n°138), "Paysages d'Absentes" (La Bartavelle), Des coulisses de la nuit"
(Revue Souffles n°50 /1992), ainsi que des textes épars dans Froissart,
Jointure, Vents et marées, Traces, Filigranes, et Lieux d'Etre
Une entrée tardive en écriture
M-Ch.R. : Pourquoi me suis-je mise à écrire ? A la
suite d'un bouleversement. En 86, des amis très chers ont péri dans un
accident de voiture. Un an après leur mort, une exposition de leurs
sculptures a été organisée à Aubagne. A ce moment-là, je leur ai écrit une
première lettre, puis un poème, et le flot a été libéré. Pour moi, c'était
un refus de leur départ brutal et je continuais ainsi à leur parler. Quand
j'écris, la mort est sous-jacente : c'est une fascination... La mort, c'est
peut-être ce qu'il y a de plus important dans la vie.
La poésie c'est plus la manière dont on dit les choses
que les choses qui sont dites
M-Ch.R. : Saint-John Perse, dans la Pléiade, cela a
été un déclic. J'ai lu ses textes, séduite par la beauté de ce qui se disait
là. J'ai adoré cette luxuriance et je crois que mes premiers poèmes étaient
dans la mouvance de Saint-John Perse.
Aujourd'hui, la poésie que j'aime, c'est en
particulier celle d'un Roberto Juarroz ("Poésie verticale"), un
philosophe-poète argentin. Dans son oeuvre le rapport entre la philosophie
et la poésie m'intéresse. Sa poésie est une construction presque
mathématique, c'est une façon d'avancer en créant des procédés originaux qui
eux-mêmes deviennent substance poétique. Pour moi qui pars à l'aveuglette et
dans le désert le plus complet, c'est important. Si j'avais une formation
philosophique j'écrirais peut-être différemment...
La métaphore
M-Ch.R. : Quand j'ai démarré en poésie, je ne savais
rien. Après être allée au Marché de la Poésie en 1990, et après avoir fait
un stage (je venais de recevoir le prix Luc Bérimont), j'ai eu à organiser
des animations mensuelles de lecture de textes pour la bibliothèque
d'Aubagne : j'ai choisi une approche de la poésie contemporaine. Les
émissions d'André Velter ("Poésie sur parole" France-Culture) m'ont beaucoup
aidée. Je découvrais des poètes qui ne figuraient pas encore dans les
anthologies classiques. Ce fut la révélation. A cette époque-là, j'aurais
d'abord défini la poésie comme une forme du langage qui fait appel à la
métaphore, à l'image, à l'analogie.
Je vois la métaphore comme une correspondance, une
concurrence entre le monde perçu et le monde que l'on recrée. Ecrire, c'est
utiliser les outils du langage ordinaire (puisqu'on ne dispose de rien
d'autre) pour recréer un objet qui voudrait être différent, qui voudrait
traduire ce qu'il y a derrière le monde.
Je ne veux pas dire les choses telles qu'elles sont.
J'use de figures, de détours. L'art de la poésie c'est peut-être tout
simplement la suggestion. Ce n'est pas lié pour moi à un travail
d'observation. C'est un ajustement des mots. Les faire coexister dans une
proximité inattendue, voilà ce qui me satisfait. La métaphore réussie vient
de cette combinaison maîtrisée.
Le mystère de la peinture, le mystère de l'écriture
M-Ch.R. : Mon rêve aurait été d'être peintre.
J'aimerais retrouver dans l'écriture le mystère de la création en peinture.
Par exemple, j'adore le peintre Paul Delvaux. Si je
pouvais retraduire son climat dans l'écriture poétique! La poésie doit
ouvrir sur le mystère, en instaurant des marges, des entrées et des sorties
secrètes. Elle appartient au domaine du sacré. Nous avons perdu la notion du
sacré. C'est une maladie, dit Juarroz. La meilleure façon de resacraliser le
monde n'est pas de passer par les instruments traditionnels de la religion
mais par la poésie. Elle permet à l'homme d'aller vers ce qu'il ne comprend
pas, vers ce qui ne peut être dit. La poésie c'est l'écriture de
l'indicible.
Si mes tentatives - souvent par le truchement de
l'image - réussissent à ouvrir au lecteur des chemins pour une autre
lecture, alors je suis sur la bonne voie.
La poésie, un regard sur l'envers des choses
JM-Ch.R. : e suis contre la poésie-démonstration,
contre la poésie qui pose des questions et qui tâche d'apporter des
réponses, et aussi contre la poésie militante bien qu'il y ait de très beaux
poèmes militants. Je pense à Nazim Hikmet. J'ai l'impression que je ne
pourrais pas écrire sur des thèmes d'actualité, même si cela me touche.
La poésie est un regard sur l'envers des choses de
l'homme. Une poésie trop claire ne m'intéresse pas. C'est un chemin trop
facile. Une poésie accessible pour tous serait menacée dans sa qualité.
C'est peut-être une façon élitiste de voir les choses... Je suis de ceux
qui disent que Prévert a fait beaucoup de tort à la poésie. Sinon lui, du
moins ceux qui l'ont désigné comme le seul territoire possible.
En fait, le problème ce n'est pas Prévert, mais
l'usage qu'on en fait. Je porte là un regard critique sur l'éducation et la
formation à la lecture des textes poétiques. Si on préparait les hommes et
les femmes d'aujourd'hui à traiter le mystère, "l'envers des choses", il me
semble qu'ils liraient toutes sortes de poésie. Ce qui m'intéresse donc
c'est l'invention d'autres formes d'accès à la poésie.
Dire comment je travaille...
M-Ch.R. : Combien de personnes m'ont dit : "s'il n'y
a pas d'émotion, il n'y a pas de poésie". Je réponds non ! Même si, au début
l'écriture est partie d'un choc, elle est maintenant pour moi un travail.
Pour écrire il faut que je sois disponible, sans obligations ni soucis.
Je n'écris pas d'un seul jet. Quand une phrase
m'arrive, elle entraîne d'autres phrases le jour même ou un mois plus tard.
Après il y a une technique, une sorte de cuisine... mais il n'existe pas de
recettes. Je jette, je raye, je repars à zéro, je garde des morceaux, je
fais la chasse aux adjectifs. Quand la formule est concise, pour moi, c'est
une bonne formule. Le moment du choix est délicat. L'écriture est finalement
une affaire d'essartage, de débroussaillage ; il faut défricher, tailler. Il
y a du plaisir et de la souffrance à se battre avec les mots.
Q : Dans ton recueil "Les coulisses de la nuit", paru
fin 92, le monde posé en début de poème est volontairement clos, à la fin,
d'une phrase presque définitive.
M-Ch.R. : C'est probablement inconscient. Le poème
naît, s'épanouit, se dresse, puis sa chair décroît et s'éteint. A cet
instant son destin est noué, la courbe se ferme.
Le temps et l'urgence ont joué un rôle pour ce
recueil. J'ai mis huit jours et presque huit nuits à le terminer. J'ai dû
chercher un lien pour les textes épars, puis les sept derniers poèmes écrits
dans la même foulée ont trouvé une cohérence dans leur organisation.
Les thèmes récurrents dans mes recueils ? Oui,
l'absence, la nature, la femme, le temps, l'ailleurs, et la mort qui est
toujours là. Je n'ai pas le sentiment de transmettre un message, ou d'avoir
des choses remarquables à dire. Me passionne surtout le passage du langage
ordinaire à une représentation transformée du réel.
Les prix de poésie
Q : Pourquoi se soumettre à l'épreuve des prix ?
M-Ch.R.: Je vis hors des écoles. Les prix sont pour
moi la seule façon d'avoir un avis, un écho, un retour sur ce que j'écris.
Seule, je ne suis pas capable de juger : le Prix Luc Bérimont m'a confortée.
Les prix m'ont donné la possibilité de rencontrer
d'autres auteurs, de me mettre en contact avec eux. J'entretiens des
correspondances avec ces poètes à l'occasion de la sortie d'un recueil par
exemple.
La communication la plus importante que j'ai eue avec
des personnes inconnues s'est faite par l'intermédiaire de la poésie. Par
lettre ou lors de rencontres comme celles de Valenciennes ou de Rodez, on
peut aller au plus profond des choses.
Et la lecture publique ?
Q : Quels liens fais-tu entre ton activité d'écriture
et ton travail en bibliothèque ? Est-ce vrai que le texte poétique n'est pas
lu ?
M-Ch.R. : Oui, sur les rayons des librairies et des
bibliothèques la poésie est bien minoritaire. En tant que bibliothécaire,
j'ai cherché des moyens de faire lire les auteurs que j'avais aimés. Par
exemple la littérature japonaise.
Mes arguments étaient plutôt affectifs. Je nouais des
contacts avec les lecteurs, et quand je recommandais tel ou tel ouvrage, ils
me faisaient confiance.
Cependant, même les lecteurs avertis refusent souvent
la poésie. Les rares personnes qui en lisent, savent ce qu'elles veulent et
se dirigent seules vers les rayons. Ou alors elles en écrivent elles-mêmes
et s'y intéressent pour cette raison.
J'ai donc entrepris d'organiser des séances de
lecture une fois par mois. Cela a été possible dans un cadre bien précis.
Chaque séance était consacrée à deux poètes contemporains. Pour moi, la
poésie passe par la voix. Ainsi elle a un tout autre impact que lue
silencieusement. Mon projet, puisque je ne suis ni comédienne, ni critique,
ni professeur de lettres, n'était pas de lire les textes moi-même, ni de
faire de l'analyse de textes, mais de proposer simplement l'approche d'un
poète par l'écoute de cassettes.
Je faisais entendre pendant dix minutes des textes
lus par des comédiens (les cassettes d'André Velter par exemple): Juarroz,
Jabès, Joyce Mansour, Roubaud, Segalen, Jean Rousselot, Eugenio de Andrade,
Maurice Blanchot, Alain Jouffroy, Norge, Jean Senac, Claude-Michel Cluny,
Philippe Jaccottet, Abdelamir Chawaki, André-Pieyre de Mandiargues, René
Daumal, René Depestre, etc. Les participants avaient la photocopie des
textes et disposaient d'un temps de lecture personnelle. Autre forme
d'appropriation, certains les relisaient à voix haute pour les autres. Il y
avait ensuite une présentation de l'auteur suivie d'une discussion.
Des personnes qui ne s'étaient jamais, jamais
intéressées à la poésie ont été très motivées par cette confrontation à des
auteurs souvent inconnus d'elles. Elles étaient confrontées à des textes
peut-être difficiles, mais je ne voulais faire aucun compromis avec les
goûts supposés du public. Je pense que c'était réussi. Mon regret cependant
a été de ne pas trouver assez d'auteurs féminins à présenter, excepté
peut-être Joyce Mansour, Marina Tsvetaïeva...
J'ai aussi fait intervenir des revues : Filigranes
par exemple, et des auteurs tels que Dominique Sorrente, Marie Rouanet,
Serge Bec, Frédéric-Jacques Temple, Jean Bouhier. C'était bien qu'on puisse
voir que la poésie s'incarne dans des personnes
réelles.
Entretien réalisé par
Michel et Odette Neumayer
(Mars 1994)
Textes de Marie-Christiane Raygot
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