Bernard Pèlegrin n°34

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Cet entretien est paru dans
Filigranes n°34
"Ecrire la nuit" Mars 1996
 

- Le travail de l'écrit -

Entretien avec Bernard Pèlegrin.

Dans l'entretien qui suit Bernard Pèlegrin, ergonome et écrivain, témoigne d'un univers inhabituel pour "Cursives", celui de l'entreprise. On aurait tort d'imaginer que les questions concernant l'écriture et les pratiques du langage ne s'y posent pas, ou seulement marginalement. Réfléchir à ce que signifient "formaliser l'expérience de travail", "co-élaborer les savoirs du travail" est pour nous une manière de donner du sens et de l'épaisseur au sous-titre de Filigranes...revue d'écritures.

 

La formalisation comme accès au dire

Filigranes : Qu’est-ce que "formaliser"  l’expérience et d’où te vient l’idée de le faire. ?
Bernard Pèlegrin.- Formaliser ? Le dictionnaire dit: "réduire un système de connaissance à ses structures formelles." Ce que je mets dans ce mot, c’est plutôt quelque chose comme donner une forme, mettre en une autre forme.

La première fois où, dans mon travail d'ergonome, j’ai pu mesurer l’effet de la formalisation de l’activité d’une opératrice, c'était en 1984 dans une entreprise de transformation de la laine dans le Nord de la France. J’étais invité à une réunion du Comité de cette entreprise. Kader y assistait comme représentant du personnel. Mon travail était de rendre compte d'une expertise « nouvelles technologies». Je présentais le rapport que j’avais fait et je l'étayais de transparents et autres graphes particuliers qu’on appelle des « chroniques de l’activité ». Kader était surnommé « Soupe au lait » à cause de ses réactions explosives en séance lorsque il constatait qu’on n’entendait pas ce qu’il tentait de vouloir dire. A la vue d’une des chroniques, il avait eu le mot suivant : « Eh bien voilà, ça fait des années que je disais que c’était pas possible. Ici le dessin le montre. On ne voulait pas m’entendre, mais là c’est bien clair ». Voilà une phrase qui m'est restée. C'était la première étude que je faisais et je découvrais l'efficacité de ce système de représentation pour rendre compte de mes observations sur le terrain.

Filigranes :  Oui, mais ce n'est pas verbal…
Bernard Pèlegrin : Certes ? Dans cet exemple, formaliser - littéralement, donner une forme - ne passe pas par le langage. C'est pourtant une première étape qui est capitale. Elle a pour but de renforcer l'accès au langage et surtout elle vient au secours des difficultés à dire les événements liés au temps dans les situations de travail. Formaliser l'expérience acquise par quelqu'un dans l'exercice quotidien de son activité de travail ne passe pas seulement par un schéma ou un dessin. Cela passe aussi par l'interaction verbale entre l'intervenant ergonome et l'opérateur. Mettre en mots, c'est aussi une manière de formaliser. Mais alors on est en butte à de nombreux problèmes : comment le faire ? Comment savoir si on est compris ? Comment gérer ensemble l'écart entre ce que l'un dit et ce que l'autre comprend ?

Le passage vers l'écrit

Bernard Pèlegrin : Un autre exemple me vient. Il s'agit d'une entreprise d'insertion par l'économique. L'idée était d'accompagner le processus d'insertion des personnes par une co-élaboration /  formalisation de l'expérience acquise par elles dans cette entreprise.
J’avais fait une vidéo et j’ai demandé à deux opérateurs de m’aider à comprendre le contenu des prises de vue. L’un d’eux a été le plus coopératif. Je lui proposais de mettre en mots toutes les "règles qu’il se donne pour l’action". A cette fin, je ne lui avais donné comme recette que l’indication suivante : "Présente ces règles sous une forme grammaticale du genre : quand (événement X), alors je (verbe d’action)." Cette structure grammaticale a été le guide systématique pour énoncer un grand nombre de situations que la personne rencontrait dans son travail. C’était un bègue qui hésitait au début à prendre la parole. Quand il a eu compris que, pour moi, sa déficience n’était pas un handicap (puisque de toute façon je lui demandais, pour la contourner, de passer par l'écrit), il s’est mis à rédiger plus de 160 de ces règles par lesquelles il désignait ce qui orientait son action, mettant en lumière tout un ensemble de signes particuliers, ou indices, prélevés dans sa situation de travail et réinvestis dans sa gestion de la tâche.
Obtenir de la part d’un individu à la dérive, clochard depuis 6 ans et devenu bègue, qu’il participe à ce qu'on appelle une "co-élaboration " ce n’était déjà pas mince. Mais il y a plus : cette co-élaboration a permis de constituer un thésaurus qui sert aujourd'hui de base à la création d'un nouveau métier "valoriste" ; simultanément, nous avons pu concevoir un nouveau site industriel de collecte - tri - valorisation des déchets industriels banals et un nouveau système technique qui a fait l'objet d'un brevet national et international, en écart complet avec les installations habituelles.

Une écriture sous contrôle

Bernard Pèlegrin : Le rôle de l'écrit dans le travail d'ergonome est important. Les opérateurs ont tenté de dire l'expérience qu'ils ont de leur travail au quotidien. Ils y ont réfléchi et l'expliquent à leur nouvel interlocuteur. Pour l'ergonome, écrire permet de restituer ce qu'il a compris. Lorsqu'il retourne son texte aux opérateurs, ceux-ci ont à le valider.
L'écrit oblige, plus que l'oral, à ouvrir les plis d'une compréhension intuitive et / ou empathique. L'écrit est une mise à plat, une mise en ligne. Elle est un exercice périlleux car, à tout moment, le lecteur peut, s'il le souhaite, revenir en arrière et reprendre le fil, ce qui est bien plus difficile dans une conversation orale. En fait, l'écrit isole des fils et les met en relation par un système spécifique, là où dans les interactions verbales on privilégie la simultanéité des registres.

Ecriture professionnelle et rapport à la trace

Filigranes :  Et le rapport d'étude ?
Bernard Pèlegrin :   Sa vocation n’est pas d'être une création littéraire ! Il est un moyen pour laisser volontairement dans l’entreprise une trace du passage de l'ergonome. Cette trace est double. Les écrits restent. Mais ce qui reste aussi après l’intervention ce sont les traces "en creux", tous ces éléments d'analyse et témoignages volontairement non exposés dans le rapport final, soit que l’ergonome n’en voit pas l’utilité pour l’efficacité de son étude, soit que les opérateurs - qui ont un droit de regard, voire de censure sur le texte avant toute diffusion dans l’entreprise - ont jugé que telle ou telle remarque ou propos entendu ne devait pas être transcrits et portés à la connaissance de tous.

Filigranes :  Comment un ergonome, ancien kiné, devient-il auteur de textes poétiques ?
Bernard Pèlegrin
:   Les deux appellations, kiné et ergonome, sont professionnelles. Le kiné comme l’ergonome ont chacun un bagage conceptuel outillant leur exercice professionnel quotidien. Ils ont acquis des éléments de sciences et de techniques pendant leur formation. Ils ont appris à faire les gestes professionnels utiles. Avec l'exposition au terrain (que ce soit avec les patients ou les entreprises en tan que corps social), ils apprennent à moduler pour adapter au mieux leur démarche.
Pour l'un comme pour l'autre, les sciences servent de points de repères. Mais au moment de la rencontre avec le patient ou la situation de travail, ces points de repères doivent être comme mis en veilleuse. Il s'agit alors d'être en tension vers l'extérieur, vers le patient, vers la situation de travail. Il s'agit d'ouvrir grand tous ses pores pour capter. Du coup, dans cette disposition, ce type de professionnel ramasse bien plus d'informations qu'il ne lui sera possible d'en restituer. Il y a toujours un "résidu". Et ce résidu peut devenir une sorte de charge qui te reste dans la conscience non pas en tant qu'intervenant mais en tant qu'homme.
Un jour, l'écriture sous la forme de rapports d'étude, ne m'a plus suffit. Il me fallait écrire ailleurs et selon d'autres modalités, ce qui faisait "résidu" dans ma tête, dans mon cœur d'homme. Le faire avec d'autres bagages. Dans mon parcours antérieur, il y a de longues années de latin et une pratique du grec à la manière du jeu de Meccano qui m'est venu de l'effort de compréhension des mots techniques médicaux. Jouer avec les racines, apprendre les étymologies pour remonter dans l’avant de tel ou tel mot, avant qu’il n’ait pris son sens actuel souvent spécialisé. J’aime bricoler comme ça sur les arbres étymologiques pour m’extraire de ma façon coutumière d'entendre.

Ecrire, entre ombre et lumière

Bernard Pèlegrin : Ce qui fait résidu dans l’expérience d’intervention sur le terrain c’est ce qui subsiste après que les éléments éclatants aient été rendus sous la forme rationnellement construite du rapport d’étude: on y parle d’opérateurs au poste en activité. Quelle réduction ! Ils sont plus que des opérateurs.
Ces résidus pourraient rester à l’état brut c’est à dire plus ou moins confus et imprécis. Le passage à l’écriture vise moins à en rendre un inventaire qu'à tenter une clarification qui est aussi le moyen d’approcher ce qui fait le flou préalable. C’est comme quand on aborde une nouvelle situation de travail: on n’y voit pas grand chose mais il y règne de l’humain.
La clarté ne vient que de cet effort intérieur pour déceler quelques bribes d’abord puis quelques fils qui feront une première trame. Dans le rapport d’étude, on pose des hypothèses de travail et tout va ensuite dans le sens de la démonstration rationnelle qui insiste sur ce qui est devenu clair. Dans l'écriture poétique au contraire, ma recherche vise moins à rendre éclatant ce qui pourrait être ou est déjà brillant qu’à suggérer la masse de l’arrière fond, à évoquer la densité du flou environnant, à provoquer chez le lecteur une sorte de mise en écho moins par la précision des mots que par leur constitution harmonique.
On peut faire une analogie avec les mots d’un texte. Eux aussi sont plus que des mots écrits. Quand j'écris, je veux faire deviner le sens ‘enrichi’ que je leur donne, avec le souhait que le lecteur puisse percevoir le halo qui les entoure; avec l'espoir qu'un effet "poétique" naisse le cas échéant de la puissance de l'entourage harmonique que je serai parvenu à leur donner.

Ecrire, résister

Bernard Pèlegrin : Comment les mots résistent-ils à cet usage que je veux faire d'eux? Le problème vient de ce que les mots ne doivent pas seulement être des objets tranchants et précis pour dire. Je réserve cela à l’écriture de rapports d’études.
Si je prends en revanche le texte « Léa, l’amie lassée des moines » (Fili 25 "le A"), une grande partie des mots employés, je les ai trouvés dans le dictionnaire et pour certains découverts à l'occasion. Je voudrais susciter pareille curiosité chez le lecteur. Dans "Le son inouï…", (Fili N° 30 "La leçon"), j'ai résisté à la tendance à voir dans l'orthographe un refuge. L'orthographe en réalité fige en réduisant les possibles sonores. J'ai voulu m'opposer à cette tendance paresseuse en offrant au son la possibilité de dériver, en le faisant sortir du moule de l'orthographe pour ouvrir sur d'autres parcours de sens, en faire éclore des embryons comme des étincelles éphémères que la tendance précédente éteint trop tôt.
Dans l'écriture poétique, il s'agit bien d'aborder cet entourage de sensations que tout mot, tel un astre, porte dans son halo. Il y a comme une levée d'écrou pour élargir l'espace de sens du mot. L'étiquette est trop étroite et elle est statique, elle correspond à un état donné de sens à une époque donnée. Le mot dans son état actuel n'est pas un produit définitif, mais le résultat d'un processus qu'il s'agit de retrouver et d'utiliser. L'espace du poïétique est là où les choses sont "en puissance" (comme lorsqu'on entre dans l'analyse d'une situation de travail). Le non encore réalisé est déjà dans la trame fragile et éphémère. Le mot n'en qu'une des croisées repérable.

Filigranes :  Terminons sur le dictionnaire…
Bernard Pèlegrin : Pour les rapports d'étude, j'y cherche l'orthographe exacte ou le sens précis d'un terme.
Dans l’écriture poétique, je travaille beaucoup plus avec le dictionnaire d’étymologie, voire de latin et de grec. Le premier sert à remonter dans l'histoire du mot pour retrouver le halo primordial, l’amnios dans lequel il a baigné. Dans les seconds apparaissent les rameaux en quelque sorte connexes par rapport à la forme et au sens actuels.
Et puis il y a aussi dans ce processus quelque chose qui est du même ordre que la mémoire. Plusieurs lectures me reviennent... Je pense au roman d'Edouard Glissant "Tout-monde". La mémoire y est un personnage en creux mais central. Le temps, les temps n’y sont pas linéaires. Je revois aussi Michel Serres qui décrit la mémoire comme un ensemble d’éléments en réserve venant de l’expérience de présents successifs, sollicités par le vécu d’un présent immédiat. Je pense enfin à Christophe Dejours, psycho-dynamicien du travail, qui définit la situation de travail comme le théâtre de reviviscence d’événements enfouis qui permettent de construire le fragile équilibre dynamique qu’est la santé et donc de se construire sous certaines conditions.
Il me paraît que l’écriture qui donne ce que vous appelez les écrits poétiques est elle aussi un acte qui contribue à oeuvrer pour sa propre santé.

Bernard Pèlegrin
(en interaction scripturale avec
Odette et Michel NEUMAYER)

 

Textes de Bernard Pèlegrin

 

 
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