Dans l'entre-deux des langues
Entretien
avec Lothar Weber
L'entretien que nous
proposons dans ce numéro est l'occasion pour Filigranes de rendre
hommage à ceux de nos auteurs qui ont fait le choix et ont pris le
risque - de ne pas écrire dans leur langue maternelle mais de faire le
saut vers la langue étrangère qu'est pour eux le français. Lothar Weber,
citoyen allemand, enseignant de français, formateur d'enseignants en RFA
(Land de Hesse), nous raconte comment il est entré dans le territoire de
la langue française et y a découvert le bonheur d'écrire.
"Si le mot que tu veux prononcer
n ‘est pas plus beau que le silence,
ne le prononce pas."
(Sagesse Soufî)
Les
années d’apprentissage
Lothar
Weber : J’ai commencé à apprendre le français à l’âge de 14 ans.
J’ai fait 5 ans de français au ly–cée, puis 3 ans à l’Université. Pendant
toute cette période je n’ai pas eu le sentiment d’avoir réellement appris
la langue, mais simplement de m’y être exercé. Au début, cet apprentissage
était peu intéressant. Le manuel scolaire tenait lieu de Bible. Hors du
livre point de salut.
Les choses ont pris une autre tournure en changeant d’enseignant : il nous
faisait parler, écrire, bref travailler directement dans la langue
étrangère. Par sa façon d'enseigner et de nous impliquer dans le travail,
cet homme m’a réellement donné l’amour du français ! Le résultat a été
qu’à la fin de ma scolarité secondaire, j’ai dé–claré que je voulais
devenir professeur. "Faites des études de français", m'a-t-il dit.
Dès cette époque, la langue française (ma 4ème langue étrangère après
l'allemand - à la maison je ne parlais que le patois de notre région -
l’anglais et le latin) m’attirait par ses sonorités et sa musicalité. Dans
mon village de Hesse on m’appelait "Lothar le Français". J’avais une façon
de vivre qui était bien plus gaie que les autres, j’aimais la bonne chère.
Etre qualifié de français, cela me plaisait !
J’avais pensé un moment faire des études d’anglais. Je parlais mieux
l’anglais, je sentais qu’il me faudrait encore beaucoup travailler pour
bien maîtriser le français. Mais qu’importe ! Dans les cours, il y avait
de la place et - contrairement aux groupes d’anglicistes - beaucoup plus
de femmes que d’hommes ! Ceci m’a donné à penser que cette langue était
plus féminine. Une langue à apprendre avec l’âme et le coeur. Je dois dire
qu’au début, je m’inquiétais même de ne pas être assez masculin dans mes
choix. Plus tard, j’ai changé de point de vue sur cette question. J’ai
aussi pensé que les femmes sont plus douées pour les études de langues que
les hommes.
Filigranes : Quelles ont été les réactions dans ta famille ?
Lothar Weber : Mes parents
étaient rassurés de me voir devenir enseignant, c’est tout. Quant aux
langues, eux ne parlaient que le patois de la Hesse du Nord et l’allemand
bien entendu. Il y avait peu de livres à la maison. Mon père détestait me
voir lire et m’envoyait travailler à l’étable ou ailleurs parce que, quand
je lisais, je ne voyais plus ce qui se passait autour de moi. Je lisais
beaucoup, surtout de la littérature populaire, des histoires de westerns,
des romans d’aventure. Il y avait aussi la biblio–thèque de l’école et la
bibliothèque du village où j’ai tout lu.
Filigranes : Comment ton rapport au français a-t-il évolué à
l’Université ?
Lothar Weber : A
l’Université, j’ai découvert la littérature : Le Petit Prince notamment.
Cela a été le déclic. Je l’ai lu sur le champ pendant un sémi–naire et
plus rien d’autre ne comptait. Je passais des heures dans la biblio–thèque
de l'Institut. Je me régalais. Un monde nouveau s’ouvrait à moi : j’étais
fasciné par la beauté de ces textes, et heureux de les comprendre si bien.
De Saint-Exupéry à Ronsard, en passant par Molière et bien d’au–tres,
j’étendais le cercle de mes lectures.
Les
années de voyage
Lothar
Weber : Je suis venu en France pour la première fois à l’âge de 22
ans, dans le cadre d’un échange d’étudiants. Nous étions hébergés dans une
École Normale et c’est là que j’ai réellement commencé à me mettre à la
langue parlée. Au départ, j’étais loin de parler librement. En huit
semaines tout était là. A la fin du séjour, j’étais capable de m’expri–mer
couramment en français.
Filigranes : Quel rôle a joué à ce moment-là la chanson ?
Lothar Weber : J’avais fait
la con–naissance d’un étudiant qui était un spécialiste de la chanson. Je
lui dois mon goût pour la chanson française. Nous chantions ensemble,
entre Français et Allemands, Brassens, Brel, Ferrat. C’est aussi le moment
où j'ai découvert le folklore et les vieilles chansons du terroir comme :
“C’était Arme de Bretagne, Duchesse en sabots…", mais aussi des
chansonnet–tes amusantes comme : “Un kilomètre à pied...”, “Boire un petit
coup...”.
Le
français tel qu’on le parle : le lâcher prise
Filigranes : Comment découvre-t-on la langue réelle quand on
séjourne dans un pays étranger ?
Lothar Weber : Lors de mon
deuxième séjour en France, j’ai tra–vaillé une année scolaire comme
assistant d’allemand au Lycée mixte de la Charité-sur-Loire. C’est une
petite ville où travaillait à l’époque toute une bande de jeunes
professeurs célibataires. Ils venaient de la France entière. Nous étions
toujours une quinzaine à déjeuner ensemble dans le même restaurant.
Pendant plusieurs semaines, je me levais de table avec un fort mal de tête
à force d’essayer de suivre les conversations ! C’est alors qu’une nuit je
me suis mis à rê–ver en français. C’était la première fois. Dès le
lendemain, plus de mal de tête après le déjeuner ! Je commençais à penser
en français, je ne traduisais plus en parlant. Comme si une écluse s’était
ouverte après une longue période d’attente. Parallèle–ment mon rapport au
français évo–luait lui aussi. Cette langue devenait de plus en plus
musicale, chantante.
Être
allemand en France, â l’époque...
Lothar
Weber : Ce n’était pas tou–jours facile. Ma vision de l’Allemagne
changeait. Je devenais presque na–tionaliste, moi qui m’étais toujours
plutôt senti européen. Je défendais l’Allemagne et mes compatriotes
parfois même pour leur passé, ce que je n’aurais jamais fait quand je
vivais en Allemagne même. Je prenais posi–tion pour mon pays. Je voulais
faire savoir comment les gens en Allema–gne avaient réellement vécu sous
le nazisme. Dire qu’ils n’étaient pas des monstres. En France on ne le
savait pas.
Je me souviens qu’un jour, à Dijon, alors que je parlais allemand avec
d'autres étudiants, une personne d’un certain âge nous a demandé de ne
plus parler allemand, parce que, disait-elle, elle ne supportait pas cette
langue. Elle avait été en camp de concentration. Cela m’a profondément
troublé. Elle s’est excusée en–suite : "Comprenez-moi, je ne peux pas.
Cela me donne des frissons."
Le
français tel qu’on le parle : jouer avec la langue
Lothar
Weber : Lors de ce séjour en France, je lisais tout ce qui me
tombait sous la main et j’ai gardé de ces lectures bien des choses sur
l’his–toire de France, la culture française, des styles d’écriture très
différents (de Queneau à Ronsard), la sensation d’être proche de ce pays
par les livres.
Dans les conversations au quotidien, je découvrais les jeux de mots et peu
à peu je me mis à en faire aussi. Je dégustais littéralement cette langue
avec les collègues de mon établissement qui utilisaient des expressions
toutes faites, du langage cru. Ce n’était pas la langue policée de
l’école, loin s’en faut ! Ils parlaient parfois un argot incroyable. Je
trouvais cela formidable.
Quant à la langue allemande, je me souciais de parler de manière beaucoup
plus distincte et grammaticalement correcte pour être mieux compris par
les élèves. Je n’ai jamais aussi bien parlé l’allemand qu’à l’époque.
Filigranes : Et le rapport à la norme ?
Lothar Weber : Une fois,
dans une classe de petits de 6ème très turbulents, je me suis surpris à
leur dire : "vous êtres vraiment dégueulasses". Ils en sont restés bouche
bée et je n’ai pas compris pourquoi. A midi, la patronne du restaurant m’a
demandé de l’accompagner dans la cuisine : "mon fils a eu cours avec vous,
il ne faut pas dire ce que vous avez dit". "Pourquoi ?" "Cela ne se dit
pas, surtout à l’école, surtout quand on est l’ensei–gnant, surtout quand
on est étran–ger !" C’est la première fois que j’ai eu le sentiment que le
français n’était pas ma langue maternelle. On la manipule de bien des
façons mais on ne sent pas totalement ce qu’impliquent les mots employés.
En allemand, je sais exactement ce que les mots veu–lent dire et je fais
très attention.
Oser
l’écriture
Lothar
Weber : Lors de mes séjours en France je n’écrivais guère. J’ai
réellement découvert l’écriture plus tard, avec vous, lors du stage que
vous avez animé en 1986 dans notre Institut de formation permanente près
de Kassel. C’était la première fois que j’osais écrire en allemand et en
français sans me juger comme je me ju–geais toujours auparavant. Quand
j’écrivais, j’avais tendance à me com–parer aux auteurs que j’admirais.
Mais quand on veut écrire comme Goethe, Schiller, Büchner, Heine ou
d’autres, cela ne peut pas marcher bien sûr. Ecrire comme Lothar Weber,
être capable d’écrire, c’est ce que j’ai compris en suivant votre atelier
: "Les autonautes de la cosmoroute" d’après Julio Cortázar et Carol
Dunlop.
Mon goût pour l’écriture est plus ancien. Il me revient maintenant qu’à
l’âge de 6 ans j’écrivais déjà des poèmes qui surprenaient même mon
professeur. Mais à l’âge adulte, après une longue abstinence en écriture,
j’ai découvert avec vos ateliers que je peux écrire comme je veux, comme
je le ressens. On peut écrire de façon naïve, puis réécrire avec des
lunettes différentes. J’ai aimé l’ambiance des ateliers d’écriture, le
fait d’écrire avec d’autres personnes, en groupe, de ne pas être jugé.
J’ai été surpris par la liberté que donnent les consignes. On commence à
écrire sans même s’en rendre compte et on est étonné d’avoir écrit.
Dans
quelle langue écrire ?
Filigranes : Cette liberté d’écrire, découverte à travers la langue
fran–çaise, existe-t-elle aussi en allemand pour toi ?
Lothar Weber : J’ai
longtemps réfléchi à cette question. Pourquoi j’aime écrire certains
textes en français, d’autres en allemand ? Je repense à ce jour où j’ai dû
aller me faire faire des examens à l’hôpital pour des problèmes
pulmonaires graves. Ce jour-là, je me suis mis à écrire, mais en allemand.
Dix pages ! Une heure après j’étais totalement rassuré, toutes mes peurs
étaient là, sur la feuille. Je les avais acceptées. J’étais confiant pour
le lendemain. Ces textes en allemand venaient en quelque sorte de mon
ventre et non de ma tête.
Filigranes : L’allemand dans le ventre, le français dans la tête ?
Lothar Weber : Non, ce
n’est pas systématique. Quand je veux exprimer une chose très profondément
enfouie en moi, je cherche d’abord en allemand, mais cela peut aussi
sortir en français. L’allemand, c’est la longue des tripes. Écrire en
allemand, cela veut dire aller loin, au-delà des mots, dans mon for
intérieur, puiser dans mon âme, mon vécu, mes sources profondes. Pour
exprimer mes senti–ments les plus originels, cela se passe plutôt en
allemand. Des mots, des phrases, des tournures jaillissent de mon
inconscient. Ma thérapie, je la fais en allemand, voire à certains
moments, en Ober-Hessisch, le dialecte de mon village natal. Lorsque ma
thérapeute m’a demandé d’écrire au sujet de mon rapport à l’alcool, il a
fallu du temps pour que cela mûrisse. Et un jour, dans le train de
Strasbourg à Paris - un train bondé, un jour de grève, avec une ambiance
très complice entre voyageurs en surnombre - tout d’un coup c’est parti.
En vingt minutes j’avais écrit trois pages sur l’alcool, des poèmes, des
textes, etc. Tout cela en allemand !
Le français, je l’utilise quand je veux inventer ou "fabuler" (néologisme
qui viendrait du "fabulieren" allemand). Le français me semble plus léger
; je ne me juge pas. Je me lance et voilà l’es–sentiel. Cela me permet
d’être tou–jours épaté des tournures de phrase, du vocabulaire qui
naissent sous ma main. Je ne sais pas d’où cela me vient. Je l’ai
emmagasiné et voilà l’occasion de le réutiliser.
Le texte "Ecureuils" que vous avez publié est un bon exemple. Il est sorti
tout seul. En séjour chez Arnaud Desjardins - donc immergé dans un bain
linguistique français comme on dit - je me préparais pour un entretien
personnel. J’étais parti en balade. C’est là que j’ai vu ces deux
écureuils, et je les ai vus en français ! Des tour–nures sont venues que
je n’emploie pas normalement ! Certaines d’entre elles, je suis même allé
les vérifier en–suite dans le dictionnaire ! C’était exactement ce que
j’avais voulu dire. Cela tient peut-être au rythme de la langue, au sens
que je voulais donner à mon texte avec ce rythme. Et pourtant, dans ce
texte, j’écris aussi en al–lemand. Il y a des tournures allemandes qui
expriment parfaitement certains sentiments et je ne pouvais ni voulais les
traduire en français. Ce texte en deux langues me paraît tou–jours très
réussi.
En plus, j’ai un plaisir énorme à retravailler les textes français avec
le dictionnaire, ce que je ne fais pas en allemand où je me sens assez
fort pour écrire tout de suite. En français, je réfléchis et je bricole :
tiens, je pourrais retravailler ce passage de telle façon, ou de telle
autre.
Aujourd’hui, je ne réfléchis plus pour savoir dans quelle langue je vais
écrire. Ce choix se fait automatiquement. Je m’identifie totalement avec
mon nom sur la page, que celle-ci soit écrite en français ou en alle–mand.
Je me sens bien dans les deux langues, mais aussi dans un entre–deux,
comme je l’ai mentionné pour le texte "Ecureuils".
Écrire et
publier en Europe
Filigranes : Comment Filigranes, revue que tu connais bien,
pourrait-elle devenir plus européenne ?
Lothar Weber : Il faut
tenir compte du public qui lit la revue. Votre lecto–rat est d’abord
francophone, donc pas trop de textes en langue étrangère. Il vous faudrait
aussi faire des stages partout en Europe pour rencontrer des personnes qui
veulent écrire et envoyer des textes.
Envoyer des textes à une revue, c’est essentiel et tout le monde n’ose pas
le faire. Il y faut un encouragement énorme, je peux le dire d’expé–ience.
Cet entretien a été réalisé par
Odette et Michel Neumayer
Büttelborn, février 1999
Hauteville, ashrâm français
Salle orientale.
L'heure des échanges des stagiaires.
Racontars d’histoires
anodines.
Et ça papote, et ça cause, et ça bourdonne.
Réveil d'associations, de vécus semblables.
Et c'est raconté.
Et cela fait le tour de la ronde.
Et cela s'enchaîne.
Et cela devient de plus en plus gros.
Pourquoi ne pas
seulement rester à l’écoute ?
Pourquoi ne pas se dire
"Ah bon, les autres ont un vécu pareil" ?
Pourquoi toujours ce besoin d’en rajouter ?
Pourquoi cette peur de n'être pas dans le bain ?
Lothar Weber,
Hauteville, 26 mars 1999, 10h45
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