Bernard Morens n°46

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Cet entretien est paru dans
Filigranes n°46
"Je m’souviens du XXème" Avril 2000
 

Une poésie politique :
prêter sa voix à d'autres… "

 

ENTRETIEN AVEC BERNARD MORENS

Bernard Morens est professeur de français dans un collège de Dordogne. Il a déjà publié Voix en 1998 à la Librairie – Galerie Racine (Paris). Filigranes s’entretient avec lui d’un travail en cours dont un extrait a été publié.

 

Filigranes : Comment est née l’idée de ton actuel chantier d’écriture, si je peux utiliser ce terme ?
B.M. : J’ai eu envie de faire de la poésie qui soit politique en ce sens non pas qu’elle prenne parti, mais qu’elle parle de ce que vivent les gens au niveau d’un groupe, comment des gens peuvent subir des événements de l’Histoire, de l’actualité. Je voulais mettre l’accent sur la souffrance que peuvent connaître les gens, et c’était pour moi une manière de m’interroger sur l’Histoire, d’essayer de comprendre notre Histoire contemporaine. Le premier événement emblématique qui m’est venu à l’esprit, c’était Hiroshima. Mais au même moment, dans l’actualité, se déroulaient la guerre en ex-Yougoslavie (en Bosnie, quand j’ai commencé à écrire), la guerre civile en Algérie, et venaient d’avoir lieu (en 94) les massacres au Rwanda, le deuxième génocide en ampleur après celui des juifs par les nazis. Un génocide qui, au contraire de celui des juifs, ne s’est pas appuyé sur une organisation très sophistiquée, s’est fait avec des moyens très rudimentaires, mais a impliqué une grande partie de la population dans le rôle de bourreaux.

Filigranes : Donc ton travail établit un va-et-vient entre l’actualité au moment où tu as commencé et Hiroshima ?
B.M. : Ça se met en place lentement, ce sont des chemins qui se croisent ou qui vont se recouper. Au départ, dans ma tête, ça me semblait aller ensemble sans que je sache pourquoi. Le travail, c’est d’arriver à construire des chemins. Des points communs ou des images communes apparaissent. Par exemple, à un moment ou à un autre, je parlerai des files, les Hutus qui quittent le Rwanda devant le FPR, les gens qui quittent Hiroshima juste après l’explosion de la bombe. On peut y voir une dimension symbolique : des gens qui fuient sur une route, ça peut désigner notre temps, l’Histoire de la deuxième moitié du XXème siècle.

Filigranes : Malgré les interconnexions, tu travailles quand même avec 4 dossiers en parallèle ?
B.M. : Oui, et qui se dédoublent, parce qu’il y a les deux côtés dans chaque conflit. Par exemple, pour Hiroshima, le travail que je fais amène à s’interroger sur l’histoire des Japonais et celle des Américains, sur les justifications avancées par les Américains. J’ai été très frappé par ce qui s’est passé en 1995, lors du cinquantenaire : les Américains avaient prévu une expo au National Air and Space Museum, axée sur la fin de la deuxième guerre mondiale et le début de la guerre froide, avec une interrogation sur l’utilisation de la bombe atomique à Hiroshima et Nagasaki. Cette exposition n’a pas eu lieu à cause de l’opposition des vétérans, qui trouvaient que le projet mettait trop l’accent sur les victimes, et portait atteinte à l’honneur de l’armée. Entre parenthèses, c’était stupide, car la décision d’utiliser la bombe a été prise par les civils, et c’était un acte politique et non militaire. Mais ce qui m’a frappé, c’est qu’au bout de 50 ans il pouvait y avoir encore un débat extrêmement vif, et que c’était toute une conception de la nation qui était en jeu.

Filigranes : Quelle documentation utilises-tu, comment la traites-tu ?
B.M. : Il y a d’une part des livres écrits par des spécialistes, historiens, journalistes, d’autre part, des documents qu’il faut que je trouve et surtout dont je dois évaluer la fiabilité. Avec Internet, c’est assez facile de trouver des documents. Par exemple, j’ai consulté les textes d’Air Force Magazine sur la question de l’exposition de 1995. J’ai trouvé des échanges de vue entre Serbes et Bosniaques, les comptes-rendus des séances du tribunal d’Arusha. On peut accéder facilement aux archives des journaux, le Monde diplomatique, l’Express, le New York Times. Pour l’ex-Yougoslavie, le site de l’Observatoire International du Terrorisme semble fiable. Mais parfois, il n’est pas facile d’identifier d’où émanent les informations. Donc tu cherches, tu lis, tu épluches des tas de documents dont beaucoup ne servent à rien, pour ne retenir finalement que certains éléments. C’est forcément long.

Filigranes : Donc tu fais à la fois un  travail d’historien et de poète ?
B.M. : C’est un travail d’historien au moment où je traite des documents bruts, et où je m’interroge sur leur fiabilité. A force de lire des livres d’experts, on peut apprécier la valeur d’un document, confronter un témoignage individuel aux grilles de lecture élaborées par les chercheurs. Il faut vérifier si on n’a pas affaire à un faux, ou à un coup médiatique monté par un éditeur. J’ai la prétention que tout ce que je dis soit exact, conforme à une réalité. Mais bien sûr, je suis conscient que je suis dépendant des analyses qu’on a pu élaborer pour essayer de comprendre telle ou telle situation.

Filigranes : Qu’est-ce que ça change de travailler sur 4 événements à la fois ?
B.M. : Ce qui m’intéresse, c’est de reconstruire des liens, des trajectoires. Et je suis dépendant de ce que je trouve à cet égard. Par exemple, en Yougoslavie, on a réutilisé les supporters des clubs de foot, on a réorienté leur violence pour en faire des miliciens. Eh bien, je me suis aperçu au détour d’un article qu’au Rwanda, ç’a été pareil : les milices Interahamwé émanaient des supporters de foot. Parfois, je tombe sur un parcours individuel où on voit par exemple comment quelqu’un, au lieu de devenir délinquant, est rentré dans la milice. Je m’en servirai si je peux le rapprocher d’autre chose ailleurs. C’est le rapprochement qui est intéressant. Ce qui semble se dégager, c’est que le terrorisme pour certains est un mode de vie : entrer dans un réseau du GIA, c’est bénéficier d’un certain pouvoir, de  certains avantages, et très rapidement, il n’y a pas d’autre but à l’action que de se perpétuer. Et c’est vrai pour toutes les milices.

Filigranes : Est-ce que tu insères des documents bruts dans tes textes ?
B.M. : Non, je réécris : je fais un travail sur le rythme et je condense pour éviter la répétition. Avec une masse de documents, j’aboutis à un texte de cinq pages. Et puis je tends à faire parler les gens : j’utilise le "je" pour faire parler des groupes différents. Mais c’est un "je" qui désigne l’expérience d’un groupe, quelqu’un parle en tant que représentant d’un groupe. Ou bien j’utilise le "nous."

Filigranes : Quel est l’enjeu d’une écriture poétique ? Qu’est-ce que tu en attends ?
B.M. : Il y a moins de mots, et comme c’est un outil que je maîtrise mieux maintenant, je pense pouvoir faire avec quelque chose d’intéressant. Plusieurs de mes poèmes pourraient donner lieu à un roman, mais avec la forme que j’ai choisie, je peux aussi inclure des textes autres que narratifs, des textes lyriques. Pour chaque texte, il faut arriver à trouver la forme qui permet de mettre en ordre les informations sans que ce soit explicatif. Mais ce n’est pas à moi de décider si c’est de la poésie, ni si c’est réussi, c’est aux lecteurs. Je voudrais que le jugement soit favorable mais de toute façon, je ne vais pas m’arrêter maintenant, je vais aller jusqu’au bout du projet.

Filigranes : Est-ce que tu as une idée de l’aspect que ça va prendre ?
B.M. : J’ai trouvé mon texte d’entrée : ce ne sera pas un texte sur Hiroshima, comme je le pensais d’abord, mais sur les USA où je fais parler la conscience américaine. Intuitivement ce poème me semble aller bien au début. Je sais aussi que je vais entrecroiser les 4 lieux, et qu’entre les textes de dimension moyenne ou longue, il y aura des textes brefs qui vont courir tout le long. ça commence à s’articuler.

Filigranes : Une poésie qui dise l’Histoire, c’est un projet qui n’est pas fréquent de nos jours. Est-ce qu’il y a eu des lectures déclenchantes, ou au contraire, est-ce que tu as entrepris ce chantier parce qu’il n’y avait rien de semblable dans ce que tu avais lu ?
B.M. : Plutôt pour cette dernière raison. J’ai aussi obéi à une dynamique personnelle. Avant, j’avais écrit quelque chose de lyrique, et je ne regrette pas de l’avoir fait, c’était bien, mais j’avais envie d’explorer autre chose. Après, je ferai aussi autre chose, j’ai envie d’utiliser les sciences pour une description poétique du réel, aborder par exemple un paysage en intégrant des savoirs en physique, en chimie, en géologie.

Filigranes : Tu as lu des livres sur la Shoah ?
B.M. : Non, et c’est probablement assez délibéré, j’ai l’impression que c’est tellement important que ça peut tuer tout ce que je suis en train de faire, ce serait trop tôt. Dans les 3 lieux contemporains que j’ai choisis, la France avait une implication directe : en Algérie, à cause de tout ce qui nous lie à ce pays, en Yougoslavie, à cause de la participation de la France à la FORPRONU et au Rwanda, parce que nous avons soutenu le régime hutu, et que ceux-ci se référaient à la Révolution française comme un modèle justificatoire.

Ce qui m’intéresse, c’est de parler d’autres. Pour moi, écrire, c’est prêter sa voix à d’autres, il me semble qu’aujourd’hui, on n’a pas quelque chose à dire, on a plutôt à faire entendre les autres, à donner voix à certaines souffrances… C’est important, non pas pour eux mais pour nous. Et si je n’écris pas dans cette œuvre sur les événements de la Shoah c’est que ceux-ci n’appartiennent pas à l’actualité bien que la notion même reste actuelle.

Filigranes : Comment peut-on dire la souffrance ?
B.M. : C’est la question à laquelle j’essaie de répondre en écrivant. Je dirai d’abord : qui suis-je pour prétendre parler de la souffrance des autres ? Et je n’ai pas d’autre réponse que de dire que je ne parle pas de la souffrance des autres mais que je leur prête ma voix pour qu’ils en parlent eux-mêmes. Est-ce que je ne parle pas à leur place ? N’est-ce pas usurpé, abusif ? En fait, je suis comme un acteur de théâtre : je prête ma voix, mon corps, mon écriture à d’autres, en étant le plus authentique possible, en m’approchant au mieux de ce qu’ils auront pu dire. Je rassemble la documentation pour arriver à reconstruire comment pensent ou parlent les gens qui sont dans ces situations. Je n’utilise pas l’Histoire pour déverser intentionnellement des thématiques personnelles, des angoisses ou des fantasmes particuliers. Vraiment, je ne cherche pas à faire quelque chose de personnel. J’imagine, au sens où je reconstruis à partir d’éléments authentiques ou jugés tels, où j’invente des personnes, leurs pensées, leurs paroles, des lieux, des actions, comme pourrait le faire un romancier. Si tu prêtes ta voix à d’autres, il faut la resituer, rendre le contexte. Et cela t’amène à t’interroger sur le sens de tel ou tel détail dans les informations que tu collectes. Par exemple, lorsque les Américains présentent sur Internet des photos de tous les objets qui étaient sur le bureau de Truman à la Maison Blanche, a priori ça n’a pas d’intérêt, mais si on le rapproche de la brosse à dents d’Aldrin dans le site sur la conquête de la Lune, et d’autres cas où se révèlent le souci du détail, du décompte, de la précision, on peut s’en servir pour retracer un certain état d’esprit, de gens qui croient à la réalité des choses, qui pensent savoir comment elles sont et détenir la vérité à leur sujet.

Filigranes : Est-ce qu’un tel travail n’est pas guetté par un écueil, celui de la morbidité ou du voyeurisme ? Comment penses-tu t’en prémunir ?
B.M. : Je ne sais pas si je m’en prémunis mais j’ai quelques axes qui me guident. Tout d’abord, je cherche à éviter la diabolisation des bourreaux, qui leur donnerait une aura maléfique. Pour moi, ils représentent l’humanité en ce qu’elle a de minable. Ils sont habillés en noir, ils se font appeler les Ninjas, ils apparaissent comme très redoutables mais en fait ils jouent les héros sans être capables de l’être. En Bosnie, ils passent toujours après les soldats pour massacrer les enfants et les vieillards. Ils se vivent à travers des modèles fournis par les stéréotypes des films d’action américains. Ils admirent  Rambo et Jean-Claude Vandamme. Il suffit de faire comprendre cela, et parfois de reprendre textuellement ce qu’ils peuvent dire mais dans un certain éclairage, pour faire comprendre que l’humain en eux se montre sous un jour minable.
L’enjeu, c’est bien sûr l’image que l’on veut donner de la violence. Quand on est conscient des risques, il me semble qu’on invente des solutions à mesure qu’on écrit. Le problème éthique est déjà dans le fait de faire ces textes. Je ne parle pas de ça pour le plaisir. Je devais en parler, il était difficile de ne pas le faire. Il me semblait que c’était une obligation. Plus tard, après cet autre projet sur le lien entre science et poésie, j’en serai quitte avec mes obligations et je pourrai écrire uniquement par plaisir…

Filigranes : N’y a-t-il pas une difficulté plus grande dans ce travail que dans le précédent ?
B.M. : Non, c’est toujours la même : comment éviter le stéréotype ? Le lyrisme peut être aussi racoleur, facile ou démagogique que l’écriture de la violence. En revanche, il faut peut-être plus de maturité pour le travail que je fais maintenant. Et je me sers des outils que j’ai forgés avant : par exemple, lorsque j’écrivais en binôme, j’ai retravaillé sur les textes de l’autre, j’ai donc prêté ma voix à des émotions que je n’aurais jamais pensé exprimer par moi-même, et cela me sert maintenant pour prêter ma voix à d’autres.

Filigranes : A quoi sauras-tu que tu seras allé jusqu’au bout de ce que tu pouvais faire ?
B.M. : Il y a un moment où je vais me dire qu’il y aura assez de matière, assez de textes, et où j’aurai l’impression d’avoir épuisé mes pistes. Pour l’instant, ça m’intéresse toujours, je ne me répète pas. Un jour, j’aurai l’intuition que ça se tiendra suffisamment.

Filigranes : Est-ce que tu vas chercher à te faire publier ?
B.M. : Oui, bien sûr, l’aboutissement, c’est la publication. Sinon, c’est beaucoup d’efforts pour rien ! D’ailleurs, j’ai une volonté de clarté, je veux qu’à un premier degré, ce soit accessible à tout le monde. A la place de la ponctuation ordinaire, je mets des blancs et ça peut dérouter un peu, mais à part ça, tout est fait pour que ce soit clair. Mais c’est un peu comme le pari pascalien, il faut tenter le coup sans garantie. Je vais d’abord m’adresser à des revues pour faire connaître des fragments de mon travail, puis je démarcherai des éditeurs. Cependant, même si je ne suis pas publié, je crois que je continuerai à écrire, simplement cela manquera de confort parce que le statut d’écrivain ou de poète n’est pas donné par l’acte d’écrire mais par la publication, et que lorsqu’on écrit des poèmes, on a aussi envie d’être un poète.

Filigranes : Quelle a été ton expérience avec l’édition lors de la publication de ton premier livre ?
B.M. : D’une part, j’ai été content d’avoir affaire à un éditeur qui avait lu attentivement le texte et qui s’y était intéressé. J’ai même trouvé intéressant le travail de réécriture  demandé. On refuse catégoriquement de retoucher certains poèmes alors qu’on accepte sans regret la suppression de certaines pages qui avaient pourtant exigé des heures de travail… D’autre part, ce n’était qu’une demi publication, parce que l’éditeur ne s’est pas du tout préoccupé de la diffusion : le livre a paru par souscription, et l’éditeur s’est chargé de le fabriquer et de l’adresser à des critiques et à des revues mais, ne disposant pas d’un réseau de diffusion, il ne l’a pas fait arriver dans les librairies, ce qui aurait été la seule preuve de la réalité de la publication. Cela dit, c’était une bonne expérience ; quand je suis monté à Paris le rencontrer, j’avais le sentiment - enfantin, je sais - que j’étais devenu un  écrivain, un écrivain obscur certes, mais un écrivain...

 Cet entretien a été réalisé par
Teresa Assude et Michèle Monte
(Décembre 99)

 Textes de Bernard Morens

 

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