Une poésie politique :
prêter sa voix à d'autres… "
ENTRETIEN
AVEC BERNARD MORENS
Bernard Morens est professeur de français dans
un collège de Dordogne. Il a déjà publié Voix en 1998 à la Librairie –
Galerie Racine (Paris). Filigranes s’entretient avec lui d’un travail
en cours dont un extrait a été publié.
Filigranes : Comment est
née l’idée de ton actuel chantier d’écriture, si je peux utiliser ce
terme ?
B.M. : J’ai eu envie de
faire de la poésie qui soit politique en ce sens non pas qu’elle prenne
parti, mais qu’elle parle de ce que vivent les gens au niveau d’un
groupe, comment des gens peuvent subir des événements de l’Histoire, de
l’actualité. Je voulais mettre l’accent sur la souffrance que peuvent
connaître les gens, et c’était pour moi une manière de m’interroger sur
l’Histoire, d’essayer de comprendre notre Histoire contemporaine. Le
premier événement emblématique qui m’est venu à l’esprit, c’était
Hiroshima. Mais au même moment, dans l’actualité, se déroulaient la
guerre en ex-Yougoslavie (en Bosnie, quand j’ai commencé à écrire), la
guerre civile en Algérie, et venaient d’avoir lieu (en 94) les massacres
au Rwanda, le deuxième génocide en ampleur après celui des juifs par les
nazis. Un génocide qui, au contraire de celui des juifs, ne s’est pas
appuyé sur une organisation très sophistiquée, s’est fait avec des
moyens très rudimentaires, mais a impliqué une grande partie de la
population dans le rôle de bourreaux.
Filigranes
: Donc ton travail établit un va-et-vient entre l’actualité au moment où
tu as commencé et Hiroshima ?
B.M. : Ça se met en place
lentement, ce sont des chemins qui se croisent ou qui vont se recouper.
Au départ, dans ma tête, ça me semblait aller ensemble sans que je sache
pourquoi. Le travail, c’est d’arriver à construire des chemins. Des
points communs ou des images communes apparaissent. Par exemple, à un
moment ou à un autre, je parlerai des files, les Hutus qui quittent le
Rwanda devant le FPR, les gens qui quittent Hiroshima juste après
l’explosion de la bombe. On peut y voir une dimension symbolique : des
gens qui fuient sur une route, ça peut désigner notre temps, l’Histoire
de la deuxième moitié du XXème siècle.
Filigranes
: Malgré les interconnexions, tu travailles quand même avec 4 dossiers
en parallèle ?
B.M. : Oui, et qui se
dédoublent, parce qu’il y a les deux côtés dans chaque conflit. Par
exemple, pour Hiroshima, le travail que je fais amène à s’interroger sur
l’histoire des Japonais et celle des Américains, sur les justifications
avancées par les Américains. J’ai été très frappé par ce qui s’est passé
en 1995, lors du cinquantenaire : les Américains avaient prévu une expo
au National Air and Space Museum, axée sur la fin de la deuxième guerre
mondiale et le début de la guerre froide, avec une interrogation sur
l’utilisation de la bombe atomique à Hiroshima et Nagasaki. Cette
exposition n’a pas eu lieu à cause de l’opposition des vétérans, qui
trouvaient que le projet mettait trop l’accent sur les victimes, et
portait atteinte à l’honneur de l’armée. Entre parenthèses, c’était
stupide, car la décision d’utiliser la bombe a été prise par les civils,
et c’était un acte politique et non militaire. Mais ce qui m’a frappé,
c’est qu’au bout de 50 ans il pouvait y avoir encore un débat
extrêmement vif, et que c’était toute une conception de la nation qui
était en jeu.
Filigranes
: Quelle documentation utilises-tu, comment la traites-tu ?
B.M. : Il y a d’une part
des livres écrits par des spécialistes, historiens, journalistes,
d’autre part, des documents qu’il faut que je trouve et surtout dont je
dois évaluer la fiabilité. Avec Internet, c’est assez facile de trouver
des documents. Par exemple, j’ai consulté les textes d’Air Force
Magazine sur la question de l’exposition de 1995. J’ai trouvé des
échanges de vue entre Serbes et Bosniaques, les comptes-rendus des
séances du tribunal d’Arusha. On peut accéder facilement aux archives
des journaux, le Monde diplomatique, l’Express, le New York Times. Pour
l’ex-Yougoslavie, le site de l’Observatoire International du Terrorisme
semble fiable. Mais parfois, il n’est pas facile d’identifier d’où
émanent les informations. Donc tu cherches, tu lis, tu épluches des tas
de documents dont beaucoup ne servent à rien, pour ne retenir finalement
que certains éléments. C’est forcément long.
Filigranes
: Donc tu fais à la fois un travail d’historien et de poète ?
B.M. : C’est un travail
d’historien au moment où je traite des documents bruts, et où je
m’interroge sur leur fiabilité. A force de lire des livres d’experts, on
peut apprécier la valeur d’un document, confronter un témoignage
individuel aux grilles de lecture élaborées par les chercheurs. Il faut
vérifier si on n’a pas affaire à un faux, ou à un coup médiatique monté
par un éditeur. J’ai la prétention que tout ce que je dis soit exact,
conforme à une réalité. Mais bien sûr, je suis conscient que je suis
dépendant des analyses qu’on a pu élaborer pour essayer de comprendre
telle ou telle situation.
Filigranes
: Qu’est-ce que ça change de travailler sur 4 événements à la fois ?
B.M. : Ce qui
m’intéresse, c’est de reconstruire des liens, des trajectoires. Et je
suis dépendant de ce que je trouve à cet égard. Par exemple, en
Yougoslavie, on a réutilisé les supporters des clubs de foot, on a
réorienté leur violence pour en faire des miliciens. Eh bien, je me suis
aperçu au détour d’un article qu’au Rwanda, ç’a été pareil : les milices
Interahamwé émanaient des supporters de foot. Parfois, je tombe sur un
parcours individuel où on voit par exemple comment quelqu’un, au lieu de
devenir délinquant, est rentré dans la milice. Je m’en servirai si je
peux le rapprocher d’autre chose ailleurs. C’est le rapprochement qui
est intéressant. Ce qui semble se dégager, c’est que le terrorisme pour
certains est un mode de vie : entrer dans un réseau du GIA, c’est
bénéficier d’un certain pouvoir, de certains avantages, et très
rapidement, il n’y a pas d’autre but à l’action que de se perpétuer. Et
c’est vrai pour toutes les milices.
Filigranes
: Est-ce que tu insères des documents bruts dans tes textes ?
B.M. : Non, je réécris :
je fais un travail sur le rythme et je condense pour éviter la
répétition. Avec une masse de documents, j’aboutis à un texte de cinq
pages. Et puis je tends à faire parler les gens : j’utilise le "je" pour
faire parler des groupes différents. Mais c’est un "je" qui désigne
l’expérience d’un groupe, quelqu’un parle en tant que représentant d’un
groupe. Ou bien j’utilise le "nous."
Filigranes
: Quel est l’enjeu d’une écriture poétique ? Qu’est-ce que tu en
attends ?
B.M. : Il y a moins de
mots, et comme c’est un outil que je maîtrise mieux maintenant, je pense
pouvoir faire avec quelque chose d’intéressant. Plusieurs de mes poèmes
pourraient donner lieu à un roman, mais avec la forme que j’ai choisie,
je peux aussi inclure des textes autres que narratifs, des textes
lyriques. Pour chaque texte, il faut arriver à trouver la forme qui
permet de mettre en ordre les informations sans que ce soit explicatif.
Mais ce n’est pas à moi de décider si c’est de la poésie, ni si c’est
réussi, c’est aux lecteurs. Je voudrais que le jugement soit favorable
mais de toute façon, je ne vais pas m’arrêter maintenant, je vais aller
jusqu’au bout du projet.
Filigranes
: Est-ce que tu as une idée de l’aspect que ça va prendre ?
B.M. : J’ai trouvé mon
texte d’entrée : ce ne sera pas un texte sur Hiroshima, comme je le
pensais d’abord, mais sur les USA où je fais parler la conscience
américaine. Intuitivement ce poème me semble aller bien au début. Je
sais aussi que je vais entrecroiser les 4 lieux, et qu’entre les textes
de dimension moyenne ou longue, il y aura des textes brefs qui vont
courir tout le long. ça commence à s’articuler.
Filigranes
: Une poésie qui dise l’Histoire, c’est un projet qui n’est pas fréquent
de nos jours. Est-ce qu’il y a eu des lectures déclenchantes, ou au
contraire, est-ce que tu as entrepris ce chantier parce qu’il n’y avait
rien de semblable dans ce que tu avais lu ?
B.M. : Plutôt pour cette
dernière raison. J’ai aussi obéi à une dynamique personnelle. Avant,
j’avais écrit quelque chose de lyrique, et je ne regrette pas de l’avoir
fait, c’était bien, mais j’avais envie d’explorer autre chose. Après, je
ferai aussi autre chose, j’ai envie d’utiliser les sciences pour une
description poétique du réel, aborder par exemple un paysage en
intégrant des savoirs en physique, en chimie, en géologie.
Filigranes
: Tu as lu des livres sur la Shoah ?
B.M. : Non, et c’est
probablement assez délibéré, j’ai l’impression que c’est tellement
important que ça peut tuer tout ce que je suis en train de faire, ce
serait trop tôt. Dans les 3 lieux contemporains que j’ai choisis, la
France avait une implication directe : en Algérie, à cause de tout ce
qui nous lie à ce pays, en Yougoslavie, à cause de la participation de
la France à la FORPRONU et au Rwanda, parce que nous avons soutenu le
régime hutu, et que ceux-ci se référaient à la Révolution française
comme un modèle justificatoire.
Ce qui m’intéresse, c’est de parler d’autres. Pour
moi, écrire, c’est prêter sa voix à d’autres, il me semble
qu’aujourd’hui, on n’a pas quelque chose à dire, on a plutôt à faire
entendre les autres, à donner voix à certaines souffrances… C’est
important, non pas pour eux mais pour nous. Et si je n’écris pas dans
cette œuvre sur les événements de la Shoah c’est que ceux-ci
n’appartiennent pas à l’actualité bien que la notion même reste
actuelle.
Filigranes
: Comment peut-on dire la souffrance ?
B.M. : C’est la question
à laquelle j’essaie de répondre en écrivant. Je dirai d’abord : qui
suis-je pour prétendre parler de la souffrance des autres ? Et je n’ai
pas d’autre réponse que de dire que je ne parle pas de la souffrance des
autres mais que je leur prête ma voix pour qu’ils en parlent eux-mêmes.
Est-ce que je ne parle pas à leur place ? N’est-ce pas usurpé, abusif ?
En fait, je suis comme un acteur de théâtre : je prête ma voix, mon
corps, mon écriture à d’autres, en étant le plus authentique possible,
en m’approchant au mieux de ce qu’ils auront pu dire. Je rassemble la
documentation pour arriver à reconstruire comment pensent ou parlent les
gens qui sont dans ces situations. Je n’utilise pas l’Histoire pour
déverser intentionnellement des thématiques personnelles, des angoisses
ou des fantasmes particuliers. Vraiment, je ne cherche pas à faire
quelque chose de personnel. J’imagine, au sens où je reconstruis à
partir d’éléments authentiques ou jugés tels, où j’invente des
personnes, leurs pensées, leurs paroles, des lieux, des actions, comme
pourrait le faire un romancier. Si tu prêtes ta voix à d’autres, il faut
la resituer, rendre le contexte. Et cela t’amène à t’interroger sur le
sens de tel ou tel détail dans les informations que tu collectes. Par
exemple, lorsque les Américains présentent sur Internet des photos de
tous les objets qui étaient sur le bureau de Truman à la Maison Blanche,
a priori ça n’a pas d’intérêt, mais si on le rapproche de la brosse à
dents d’Aldrin dans le site sur la conquête de la Lune, et d’autres cas
où se révèlent le souci du détail, du décompte, de la précision, on peut
s’en servir pour retracer un certain état d’esprit, de gens qui croient
à la réalité des choses, qui pensent savoir comment elles sont et
détenir la vérité à leur sujet.
Filigranes
: Est-ce qu’un tel travail n’est pas guetté par un écueil, celui de la
morbidité ou du voyeurisme ? Comment penses-tu t’en prémunir ?
B.M. : Je ne sais pas si
je m’en prémunis mais j’ai quelques axes qui me guident. Tout d’abord,
je cherche à éviter la diabolisation des bourreaux, qui leur donnerait
une aura maléfique. Pour moi, ils représentent l’humanité en ce qu’elle
a de minable. Ils sont habillés en noir, ils se font appeler les Ninjas,
ils apparaissent comme très redoutables mais en fait ils jouent les
héros sans être capables de l’être. En Bosnie, ils passent toujours
après les soldats pour massacrer les enfants et les vieillards. Ils se
vivent à travers des modèles fournis par les stéréotypes des films
d’action américains. Ils admirent Rambo et Jean-Claude Vandamme. Il
suffit de faire comprendre cela, et parfois de reprendre textuellement
ce qu’ils peuvent dire mais dans un certain éclairage, pour faire
comprendre que l’humain en eux se montre sous un jour minable.
L’enjeu, c’est bien sûr l’image que l’on veut donner de la violence.
Quand on est conscient des risques, il me semble qu’on invente des
solutions à mesure qu’on écrit. Le problème éthique est déjà dans le
fait de faire ces textes. Je ne parle pas de ça pour le plaisir. Je
devais en parler, il était difficile de ne pas le faire. Il me semblait
que c’était une obligation. Plus tard, après cet autre projet sur le
lien entre science et poésie, j’en serai quitte avec mes obligations et
je pourrai écrire uniquement par plaisir…
Filigranes
: N’y a-t-il pas une difficulté plus grande dans ce travail que dans le
précédent ?
B.M. : Non, c’est
toujours la même : comment éviter le stéréotype ? Le lyrisme peut être
aussi racoleur, facile ou démagogique que l’écriture de la violence. En
revanche, il faut peut-être plus de maturité pour le travail que je fais
maintenant. Et je me sers des outils que j’ai forgés avant : par
exemple, lorsque j’écrivais en binôme, j’ai retravaillé sur les textes
de l’autre, j’ai donc prêté ma voix à des émotions que je n’aurais
jamais pensé exprimer par moi-même, et cela me sert maintenant pour
prêter ma voix à d’autres.
Filigranes
: A quoi sauras-tu que tu seras allé jusqu’au bout de ce que tu pouvais
faire ?
B.M. : Il y a un moment
où je vais me dire qu’il y aura assez de matière, assez de textes, et où
j’aurai l’impression d’avoir épuisé mes pistes. Pour l’instant, ça
m’intéresse toujours, je ne me répète pas. Un jour, j’aurai l’intuition
que ça se tiendra suffisamment.
Filigranes
: Est-ce que tu vas chercher à te faire publier ?
B.M. : Oui, bien sûr,
l’aboutissement, c’est la publication. Sinon, c’est beaucoup d’efforts
pour rien ! D’ailleurs, j’ai une volonté de clarté, je veux qu’à un
premier degré, ce soit accessible à tout le monde. A la place de la
ponctuation ordinaire, je mets des blancs et ça peut dérouter un peu,
mais à part ça, tout est fait pour que ce soit clair. Mais c’est un peu
comme le pari pascalien, il faut tenter le coup sans garantie. Je vais
d’abord m’adresser à des revues pour faire connaître des fragments de
mon travail, puis je démarcherai des éditeurs. Cependant, même si je ne
suis pas publié, je crois que je continuerai à écrire, simplement cela
manquera de confort parce que le statut d’écrivain ou de poète n’est pas
donné par l’acte d’écrire mais par la publication, et que lorsqu’on
écrit des poèmes, on a aussi envie d’être un poète.
Filigranes
: Quelle a été ton expérience avec l’édition lors de la publication de
ton premier livre ?
B.M. : D’une part, j’ai
été content d’avoir affaire à un éditeur qui avait lu attentivement le
texte et qui s’y était intéressé. J’ai même trouvé intéressant le
travail de réécriture demandé. On refuse catégoriquement de retoucher
certains poèmes alors qu’on accepte sans regret la suppression de
certaines pages qui avaient pourtant exigé des heures de travail…
D’autre part, ce n’était qu’une demi publication, parce que l’éditeur ne
s’est pas du tout préoccupé de la diffusion : le livre a paru par
souscription, et l’éditeur s’est chargé de le fabriquer et de l’adresser
à des critiques et à des revues mais, ne disposant pas d’un réseau de
diffusion, il ne l’a pas fait arriver dans les librairies, ce qui aurait
été la seule preuve de la réalité de la publication. Cela dit, c’était
une bonne expérience ; quand je suis monté à Paris le rencontrer,
j’avais le sentiment - enfantin, je sais - que j’étais devenu un
écrivain, un écrivain obscur certes, mais un écrivain...
Cet entretien a été réalisé par
Teresa Assude et Michèle Monte
(Décembre 99)
Textes de
Bernard Morens