Christian Alix n°52

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Cet entretien est paru dans
Filigranes n°52
"Et pourtant elle chante" Avril 2002
 

La chanson,
un art de la concision...

 

Entendre
quelques textes de Filigranes
mis en musique
par Christian Alix

 

Entretien avec Christian Alix

Dans ce numéro, nous avons rendez-vous avec Christian Alix, chercheur en éducation à l'Institut allemand de recherche pédagogique (D.I.P.F., Francfort - RFA) et auteur compositeur interprète. Christian Alix écrit les textes et compose les musiques de ses propres chansons mais écrit aussi des poèmes et des histoires pour enfants. Il évoque dans cet entretien une expérience singulière, celle d'auteur compositeur interprète.

 

Des chansons et des partitions

FILIGRANES : Quand as-tu le sentiment d'être entré en écriture et en chanson ?
Christian Alix : J'ai depuis toujours eu envie d'écrire des chansons et de la musique. Je suis, tombé dans la chanson et la musique - comme Obélix dans sa potion magique ! - très tôt. Ma mère chantait pour "chasser le diable qui rôdait" comme le dit Félix Leclerc. Mon père, lui, adorait danser. Mon rapport à la musique vient de là.
Vous savez comment ça se passait avant. Il y avait les disques 78 tours – mes parents n’avaient toutefois pas de « tourne-disque », mais surtout, on écoutait les chansons à la TSF, au poste, à la radio. C’était une tradition orale, du bouche à oreille Ce n'est pas innocent si on ne retenait que des bribes. On fredonnait, on sifflait et on répétait le refrain et un bout de couplet. Les chansons sont faites pour cela. En général on en restait là, sauf à acheter la partition et à l'apprendre par cœur.

Ma mère avait une qualité très précieuse à une époque où on n'avait pas les moyens d'enregistrer les chansons. Ayant exercé le métier de secrétaire, elle savait très bien sténographier. Elle notait donc très vite les textes des chansons qui passaient à la radio et les retranscrivait après ! Mes premières expériences d'écriture sont inscrites dans ce registre familial. Ce que je fais maintenant, moi, en écrivant mes propres chansons : quelques bribes vite notées sur un bout de papier... D'ailleurs, à une époque que je n'ai pas connue personnellement mais dont il était beaucoup question dans les récits de mes parents et des adultes, on apprenait en écoutant ce qui se chantait dans les rues ou dans les cours : un chanteur ou une chanteuse chantait et vendait ensuite la partition …
Dans la famille on chantait à chaque grande occasion. Mon oncle sortait sa pile de partitions et on faisait le tour de table et chacun « poussait » sa chanson, mon oncle servant le cas échéant de souffleur ! Cela allait de En revenant de la rue  à Nuit de Chine en passant par Le temps des cerises, Tino Rossi et Charles Trenet. Tout y passait !
Aujourd'hui encore, j'adore acheter des partitions. Plus peut-être que des livres qui n’existaient pas chez mes parents. Je me souviens très bien de la première fois où ma mère en a acheté une, à ma sœur et à moi : c'était au mariage d'une cousine en 1957 (J’avais ans 10 ans et ma sœur 4). Il s'agissait de Gondolier (la grande vogue des chansons italiennes !) et de Marjolaine de Francis Lemarque.

FILIGRANES : Dans quel répertoire de chansons as-tu grandi ?
Christian Alix : Dans quatre grands registres : en tant qu’enfant dans les chansons enfantines et folkloriques, par ma mère d’abord, mais aussi par l’école et surtout le patronage et les colonies de vacances. Ensuite par la radio et ma famille, le registre de la chanson populaire et de la variété de 1925 à 1960 (De Paul Delmet, Tino Rossi à Gloria Lasso, Georges Ulmer, etc.) Ensuite avec « Salut les copains », la radio des jeunes à partir de 1960, le rock et la musique nord-américaine du milieu des années 50 (Elvis Presley,
Eddy Cochrane, Ray Charles). Et enfin, à partir de mon entrée en seconde en 1963 et de mon inscription á la bibliothèque municipale de Créteil et á la discothèque de Paris, la chanson dite "rive gauche" ou poétique ou d’expression. C’est là que j’ai connu les grands chanteurs (Brassens, Brel, Ferré, Leclerc mais aussi et surtout Jacques Douai). J’ai acheté ensuite un tourne-disque et mon premier 45 tours (Jean Ferrat, La montagne) le 23 décembre 1965 – c’est marqué dessus ! C'était donc un répertoire très composite et une trajectoire caractéristique du type de celle de bien des chanteurs de cette époque.

FILIGRANES : Et l'écriture ?
Christian Alix : Je suis venu à l'écriture par l'écoute et la lecture. Je suis l’enfant d’une tradition orale. J’ai beaucoup appris d’abord en écoutant et répétant. Ce n’est qu’à vingt ans qu’une copine m’a traîné chez un prof de guitare pour y apprendre à jouer. Échec total car sa pédagogie n'était pas très adaptée ! J'ai donc continué tout seul, apprenant par moi-même. J'essayais de décrypter les partitions, de trouver les accords, de rejouer les harmonies. Ce qui explique que je sois resté assez mauvais lecteur de musique. Par la suite, j’ai beaucoup travaillé la musique et surtout la guitare en tant qu’instrument. Je suis un autodidacte, c’est-à-dire quelqu’un qui a appris par
immersion et par imprégnation sans passer au départ par une théorie musicale. Imaginez que vous soyez obligé de mémoriser vos poèmes sans savoir écrire ou très mal !
Les choses ont changé avec la possibilité d’enregistrer, donc de mémoriser. Depuis un certain temps, je note en les enregistrant toutes mes idées musicales. Je peux ainsi thésauriser toutes mes esquisses. Ce qui m’a handicapé longtemps, c’est le fait de jouer seul. Je n’ai donc pas pu être corrigé musicalement, surtout sur le plan rythmique, ensuite j’ai dû faire beaucoup d’efforts pour acquérir de la précision et chanter « en place ». Cela ressemble beaucoup à un accent venant d’une langue étrangère. Il est très difficile de s’en débarrasser sur le tard ! J'y arrive mieux maintenant que je note mes propres chansons.

Paroles et musique

Christian Alix : Quand j'écris des textes poétiques je peux me laisser aller. Les contraintes formelles sont moins fortes. Si, en revanche, ce que j'écris doit être une chanson, il faut que "ça fasse chanson" ! C'est la grande question pour celui écrit.
Il y a bien sûr une musicalité et une rythmicité des mots, mais tous les textes ne sont pas d'emblée des chansons. Il y a des façons de faire : cela tient à la versification, mais aussi au cadrage. Une chanson, c'est le mariage des mots et de la musique, la rencontre entre deux univers qui ont leur ordre et leur logique. Il va falloir trouver comment organiser cette rencontre très particulière. Pour y arriver, on observe des règles et des façons de faire.
Ainsi dans Vroum, vroum ("Enfant, j’adorais me transformer en camion, en voiture ou moto sur le trottoir et
partir « à fond la caisse » !), j’avais au départ un rythme de jazz, rapide, effréné qui mènait vite à bout de souffle. Petit à petit, les premiers mots sont venus (l’idée me travaillait depuis longtemps mais il me fallait des mots) : « Pas sitôt descendu sur l’trottoir / J’pars à fond la caisse / J’avale deux cents mètre de boul’vard / J’passe toutes les vitesses... ». C’est alors que quelque chose s’embraye. On trouve ou on ne trouve pas ! La chanson démarre très vite. Elle est calée au millimètre près et c’est le rythme, la musique qui la tiennent.

FILIGRANES : Et quand on part d'un texte existant ?
Christian Alix : Quand on met un texte en musique, on est amené à le transformer. Une chanson, pour que ça tourne, il faut que ça soit carré. Il y a, dans la musique, un ordre impératif et des lois qu'on est obligé de suivre. Or le texte peut ne pas toujours coller au rythme musical.
Entre la musique et le poème il n'y a pas que des questions
de versification. La musique amène d’autres couleurs - on parle de "composition musicale" comme de "composition picturale". La question n’est pas seulement celle de la compatibilité de la versification et du rythme, c'est aussi celle des couleurs : mélodie et harmonie. Musique et paroles vont-elles dire la même chose, se renforcer, se contredire ? Qu'en sera-il des modes mineur / majeur et des éventuels passages de l'un à l'autre ? Les choix musicaux mettent en relief certaines couleurs du texte, ce qui est encore plus vrai dès qu’il y a arrangement et orchestration : Vroum, vroum aura une autre couleur si, au lieu d’un simple piano ou ajoute un saxophone haletant par-ci, par-là en dialogue avec la voix et le texte. La chanson, c’est donc une partition + une voix + des instruments + un corps.

FILIGRANES : Mais alors comment a-t-on mis en chanson des textes poétiques existants ? Aragon et Ferrat… Il n'y avait pas forcément adéquation.
Christian Alix : La mise en musique d'un poème est différente puisque le texte préexiste. Mais en général, que ce soit Léo Ferré, Jean Ferrat, Hélène Martin ou d’autres, ils ne peuvent pas toujours laisser le poème en l'état. Ils choisissent un passage, ils reprennent une partie pour faire un refrain. Un découpage se fait donc, ne serait-ce que par la nécessité d’avoir souvent un refrain, qui n'existe que rarement dans le poème.

Un art de la concision

Christian Alix : La chanson est un art de la concision. La brièveté des chansons vient du genre lui-même et aussi du calibrage radiophonique. Actuellement, la durée normale est de trois à cinq minutes. Les vieilles chansons à reprendre pourraient avoir 20 couplets, mais elles ne passeraient pas à la radio ! Il faut être d’emblée dans le vif du sujet, aller à l'essentiel linguistiquement et musicalement. Une chanson, c'est un sujet, une idée, un art de la variation et de la précision. Il faut accrocher, toucher, faire mouche. Ce qui ne veut pas dire rester à la surface, bien au contraire. Cela implique l'ellipse et le sens de l’expression et de l’expressivité.
Il m'arrive de faire des chansons très courtes, parfois même uniquement des débuts de chanson. Je pense au spectacle "Cycle cévenol" que j'ai monté. Il s'agit d'un ensemble chansons + aquarelles, conçu en collaboration avec ma compagne, Regine, peintre. La voyant produire ses aquarelles, j'ai eu envie de reprendre certains de mes textes anciens et l'idée d’un montage peinture-chansons, d'une expo m'est venue, un peu à la manière de Moussorgski avec les Tableaux d'une exposition. Des chansons et des aquarelles, sans qu'il y ait néanmoins ni volonté de superposition, ni correspondance directe. J'avais notamment dans mes profondes une chanson ancienne, "Châtaigner", créée lors d'un séjour dans les Cévennes. J'en ai écrit d'autres et nous avons cherché un équilibre entre ces formes différentes, avec la notion de cycle autour d'une thématique. J’ai donc travaillé sur mes images, sur certaines scènes, personnes et moments qui trouvaient un écho « chantant » en moi. Un vieil homme, nonagénaire, qui partait tous les matins faire sa randonnée de 8 heures, cela donne dans Prendre le chemin : " Il guette mais il ne vole plus / C’est un vieil épervier de pierre". Les villages abandonnés avec la trace d’une vie passée se maintiennent en vie dans Les gens ou dans La baraque.
 

Composer des chansons, comment l'apprendre ?

Christian Alix : Faire des chansons est un métier qui s'apprend. Écrire et interpréter ce qu'on a écrit, encore plus. Pendant vingt ans j'ai fait des chansons sans aucune formation. J'ai vraiment commencé à faire des stages de manière plus suivie depuis quelques années. J'ai emprunté trois directions différentes : la voix, l'écriture (paroles et musique), l'interprétation.
Pour ce qui est de la voix, j'ai pris des cours de chant. Tout chant passe par la voix, banal me direz-vous. Oui, travailler sa voix, c’est d’abord la connaître. C’est là que j’ai appris et découvert qu’il fallait savoir chanter, un minimum quand on veut « faire » chanteur, mais aussi que c’était le premier de tous les instruments, le plus complexe et le plus immédiatement vrai. Ce qui nous touche d’abord et avant tout, bien avant les mots, c’est la voix. Mais nous avons nous-même plusieurs voix, dont nous ne connaissons que certaines. Le Roy Hart Theater m’a beaucoup appris dans ce sens. Mes chansons font corps avec moi : je peux travailler ma voix, mais je ne peux en changer ni le timbre, ni la tessiture. J’espère en même temps chanter mes chansons de telle façon que d’autres puissent les considérer comme leurs, si elles leur plaisent et leur parlent.
En matière d'interprétation, j'ai découvert l'importance de la présence du corps et l'aspect scénique de la chanson, en particulier des miennes. Chaque chanson est un microcosme dans lequel il faut entrer vite et bien. Je chante maintenant le plus possible sans guitare, car il me semble qu'il n'y a pas d'interprétation scénique si on est trop occupé en même temps par un instrument.
Ainsi, pour le spectacle que j'ai donné cet hiver, je suis accompagné d'une pianiste. La chanson est un travail collectif. On chante rarement seul. Ce qui a été pour moi décisif, cela a été la rencontre avec les musiciens. Elle oblige aussi à apprendre des choses nouvelles. Entendre sa musique jouée par quelqu'un d'autre et sur un autre instrument est essentiel. C'est un très bon test pour juger de sa qualité. C'est comme si quelqu'un lisait les textes de Filigranes à leurs auteurs ! J'aimerais aussi que d'autres chantent mes chansons.
 

La démarche d'écriture

FILIGRANES : Le processus d'écriture d'une chanson est-il toujours le même ? Par quoi commence-t-on ?

Christian Alix : Ferrat et Brassens commencent par le texte. Moi, je ne peux pas parce que j'aurais trop peur de ne pas arriver à faire une musique. Et aussi parce que la musique me manquerait si je n’avais que les mots. Je peux, dans certains cas, faire d’abord tout un texte ou prendre le texte existant de quelqu’un d’autre, mais ce n’est pas ma façon habituelle de travailler. En général, je produis une première esquisse : un embryon de chanson, des bouts de paroles et des bribes de musique. Après, ça se développe. Il faut élaborer, écrire le texte, produire de la musique autour de ce noyau initial. J'ai pas mal d'idées musicales. Je joue très souvent sur la guitare et je fais des trouvailles. Très bizarrement j'ai des mots qui viennent se greffer dessus. Imaginez un peu un arbre - je pense à «L’arbre à chansons » -. Il pousse, c'est la musique et puis des oiseaux, les mots, viennent se poser sur les branches, viennent l’habiter. Et après ils chantent !
Vous avez compris que j'aime la musique mais aussi les mots. Mes textes sont profondément écrits. J'aime les choses travaillées : de la musique écrite, de la mélodie, des trouvailles harmoniques.

FILIGRANES : Et le rythme ?
Christian Alix : Cela a été très longtemps mon « talon d’Achille » (le titre d’une de mes chansons), non par manque d’intérêt mais du fait que je jouais seul, donc sans être épaulé rythmiquement.
La tradition de la chanson française est surtout celle de la mélodie et de l’harmonie, dans la lignée des Francis Lemarque et Jean Ferrat. Mais il y a aussi beaucoup d’influences rythmiques : le swing, le jazz en général, la samba, les musiques africaines. Trenet a définitivement introduit une tradition de swing dans la chanson française, reprise par Nougaro et d’autres. Pour ce qui est des styles musicaux, j'aime le jazz, la samba, la bossa nova.
Dans une chanson qui s'ap
pelle Le talon d'Achille, j'écrivais : "Le jour où je suis né, une petite goutte de jazz m'est tombée sur le nez, et depuis ce jour-là je n'arrête pas de loucher". Beaucoup de mes chansons "balancent" et elles balancent aussi entre des références culturelles et littéraires françaises - mon pays d’origine - et des musiques d’ailleurs. Dans mon esprit, la chanson s’est ouverte à d'autres traditions musicales européennes et extra-européennes, ce qui en fait la diversité et la vitalité.

Les écoutes, les rencontres nourricières

Christian Alix : Je porte une affection particulière à Jean Ferrat, Félix Leclerc, Jacques Douai, Georges Brassens, Jean Vasca, Claude Nougaro, Hélène Martin, Alain Leprest pour les auteurs-compositeurs ; à Cora Vaucaire, Catherine Sauvage pour l’interprétation ou à Romain Didier pour ses mises en musique, pour citer quelques noms très vite. J'apprécie par-dessus tout la sincérité et la sobriété. Jean Giono disait à propos d’Hélène Martin qu’elle incarnait la chanson française comme un art de la sobriété, de la mesure. Ce qui ne veut pas dire se freiner dans l’expression, bien au contraire, mais aller au bout des mots, le plus loin possible, le plus discrètement possible, avec peu de moyens et beaucoup de talent, donc de travail, bien sûr. Alors, c’est magique mais sans esbroufe.

FILIGRANES : Et les rencontres qui ont compté pour toi ?
Christian Alix : J'ai toujours rêvé de produire sur les autres l'effet que la chanson avait sur moi. C'est magique. Le charme, au sens fort du terme, est un pouvoir extraordinaire. Il n'est pas imposé aux autres. J'aime pouvoir partager avec les autres. J'ai ressenti cela avec beaucoup de personnes qui m'ont formé et avec qui j'ai connu la rencontre, le côtoiement de mondes en interaction.
Je pense à Chantal Grimm, à La Bégude de Mazenc, avec qui j'ai suivi des stages. J'ai mis très longtemps à trouver une pianiste en Allemagne qui puisse acquérir la culture musicale de la chanson. Rien de tel que de jouer ensemble et de faire de la chanson pour se rendre compte à quel point il y a là un phénomène culturel que tout le monde ne partage pas. C’est aussi un défi et une chance que de pouvoir créer ensemble des chansons dans lesquelles d’autres influences et d’autres façons de faire ont aussi leur place !

Avec Paul André Maby, qui est un musicien, accompagnateur, arrangeur, là c'est la rencontre avec le complice culturel : j’arrive avec mes petites chansons toutes chaudes, il me dit « vas-y, chante… ». On voit alors la technique, la grille d'harmoniques, la partition, et une heure après la chanson est en place, ça tourne, comme on dit dans le métier. Ne reste plus qu’à la travailler, bien sûr ! Tout cela est très peu noté. L'improvisation joue un rôle important dans l’accompagnement qui est un art indispensable pour la mise en valeur de toute chanson. On ne sait pas d'avance ce qui se passera.  

Le chemin que je crée, l'autre l'emprunte ensuite…

 FILIGRANES : Comment articule-t-on le métier de chercheur et la passion pour la chanson ? Quelles passerelles ?
Christian Alix : L'écriture nous inscrit dans un temps autre que celui du métier. L'âge aidant et le recul venant, je constate que ce qui m'intéresse et ce qui m’a toujours intéressé, c'est la création. Il en va de même dans le métier de chercheur : ce qui compte, ce sont l'invention et la création. Je suis très mauvais chercheur quand il s'agit de recenser tout ce qui a été écrit sur une question pour en faire un rapport. Ce que j'aime, c'est construire à partir d'éléments disparates, assembler, faire du neuf avec du bric-à-brac. Dans le domaine scientifique qui est le mien, je suis un éclectique, inscrit dans une vieille tradition peu prisée en ces temps de spécialisation et d’expertise. L’interdisciplinarité on en parle beaucoup. Peu de gens osent s’y aventurer. C’est risqué, comme la création ! Quand j'ai fait ma thèse - "Pakt mit der Fremdheit" / "Pacte avec l’altérité" - je suis allé prendre en sociologie, en anthropologie, en esthétique les éléments dont j’avais besoin pour construire une approche dialogique des échanges scolaires et éducatifs.

La concision, cet art en liaison avec les dimensions affective et esthétique qui font que les auditeurs se mettent à voir, voilà ce qui fait la différence entre la démarche scientifique et la démarche créative. Ce que tu crées est une porte ouverte sur un autre, sur un ailleurs, ouverte pour la première fois et cela ne peut pas être fini. Même si la chanson, toujours inscrite dans un temps précis, est "finie", elle est toujours le début de quelque chose que l'on ne maîtrise pas, qu'on laisse aller, qu'on envoie à d'autres. Quand la chanson est finie sur le papier, c'est là que tout commence.

FILIGRANES : Comment faire cependant pour aller le plus loin possible ? N'y a-t-il pas le risque de s'arrêter en chemin ?
Christian Alix : Comme c'est quelque chose que je partage avec mes auditeurs, je ne peux pas dire que je vais trop ou pas assez loin ! Je crée, je propose le chemin, mais c'est l'autre qui l'emprunte ensuite… A chacun de me suivre ou non sur ce chemin, mais surtout de marcher à son pas, de tourner la tête à droite ou à gauche, de s’arrêter ou de continuer, de presser le pas ou de flâner. Chaque auditeur ajoute ce qu'il veut, c'est la condition indispensable !
Mais ce n'est pas toujours facile d’ouvrir le chemin sans l’imposer. Il y a parfois une grande force sous certains mots. Je pense à des chansons que j'ai écrites très vite, avec mon sang et ma chair. Elles constituent quelque chose dont j'ai du mal à me libérer. Il faut certes de l'émotion dans la chanson, mais si l'émotion est trop pré
sente on se met à pleurer en plein récital ! L'émotion risque alors "d’inonder" le public qui introduira une distance pour se protéger. Il faut donc faire en sorte que la distance existe déjà entre soi et sa chanson pour que celle-ci soit disponible pour l’auditeur.

FILIGRANES : Préparer un spectacle, n'est-ce pas se rendre disponible à cette émotion tout en la gardant à distance…
Christian Alix : Oui, c’est exactement le paradoxe. C’est affaire de dosage et de mesure. Chacun a ses façons de faire. C'est évident que bien des images me remontent dans Ceux d'Ivry ou dans Vingt-trois mètres carrés d'enfance. La chanson, c'est ma madeleine de Proust à moi : "Ce n'était pas loin de Guermantes, sans madeleine ni gouvernante, être Orphée ou bien un héros comme au carnaval de Rio, lundi retour à l'usine, adieu Arthur et Mélusine". Dans la chanson, surtout sur scène, le corps est là. C’est une chance, mais c’est aussi un risque : celui de s’exposer et d'envahir le public avec ses sentiments. Pour certains chanteurs ou chanteuses, chanter a une évi
dente fonction cathartique. Écrire ou chanter, c'est souffrir un peu (sourire ou même rire beaucoup aussi, heureusement !). Mais quand on se met à écrire, on ne peut le faire sans précaution, sans se demander d'où on écrit, sans s'interroger sur ce que l'on va faire quand les mots et les images reviennent. C'est bien de là que ces mots tirent leur force ! S'y ajoute la musique. On est alors branché en direct sur l'affectivité ! On dit que le courant passe ! C'est très immédiat.  

Variété des formes, unicité du sujet

Christian Alix : J'étais chanteur avant de devenir chercheur ! Pourtant je suis une seule et même personne : la chanson est une autre façon de dire les mêmes choses. Si j'étais aujourd'hui amené à réécrire ma thèse, je me demanderais comment dire cela autrement aussi. Le langage scientifique n'est qu'une façon parmi d'autres de dire le monde. Si je n'avais qu'une seule façon de parler des choses qui me tiennent à cœur, je me sentirais très limité.
Le fait d'écrire des chansons, d'avoir recours à ce mode d'expression me permet de dire et de vivre les choses scientifiques différemment. Je pen
se voir les phénomènes qui m’intéressent dans ma vie professionnelle (les échanges scolaires, les rencontres de jeunes de différents pays) comme une création, comme un spectacle à créer. Contrairement à la plupart de mes collègues enseignants, pédagogues, scientifiques, je perçois et vis ces rencontres comme s'il s'agissait de la création d’une chanson : des mots, de la musique, du rythme, des couleurs, un refrain, des crescendi, etc. J’accepte certainement mieux l’incertitude, le risque, le « beau désordre », car créer, c’est naturellement partir de quelque chose de désordonné, de non ordonné pour aller vers quelque chose qui se met en place progressivement sans qu’on sache où on va...
Supporter l’incertitude ! Ceci pose problème à ceux qui ne pensent qu'en termes d'une rationalité elle-même très simplifiée. Ce n’est donc pas seulement une façon de dire, mais aussi de voir, de vivre et d’être. Par exemple, avoir recours aux métaphores, permet des raccourcis et des prolongements d’un autre ordre. Ce n'est pas très bien vu dans le monde scientifique. Alors que dans l'enseignement ou la formation, on sait bien qu'une bonne métaphore fait comprendre beaucoup de choses.

La trace, le travail de la mémoire

FILIGRANES : Tes chansons semblent souvent tournées vers la mémoire…
Christian Alix : C’est vrai qu’en vieillissant la mémoire peut devenir un problème ! Blague à part : mes chansons me servent à trouver les mots vraiment importants. De ces mots-là, on n'en a pas beaucoup et on ne les a pas avant de commencer. La création est donc paradoxalement un phénomène anticipatoire : on dit des choses qui viendront sur le plan réflexif bien après ! Les mots importants de mon vocabulaire très personnel existaient depuis longtemps : caniveau, oiseau, chêne, arbre, mais il fallu du temps pour qu’ils vie
nnent à moi dans toute leur lumière...
Plus les choses avancent, plus je me sens obsédé par les questions d'espoir. Et pour moi mémoire rime avec espoir. J’ai écrit des chansons où ces termes sont très liés (« Trottoir-espoir », « Nouveau continent »). Ce que j'explore, c'est une mémoire résolument tournée vers l'avenir, une mémoire d’espoir. L'arbre ne peut pas po
usser sans racines. J'ai intitulé mon récital : « L’arbre à chansons » - Chansons d'hier vers demain. On chante pour trouver, pour repérer ses mots à soi. Les mots viennent d’hier car sinon ils n’auraient pas ce poids, cette force. Ayant appris une autre langue - je parle l’allemand aussi bien que le français, ma première langue -, j’ai pu constater que les mêmes mots ne se valent pas pour moi. « Caniveau », Rinnstein en allemand, m'est un mot-mémoire et pas seulement une désignation. Ce qui fait que je peux pas ou difficilement écrire des chansons en allemand alors que j’écris sans difficulté d’autres textes dans cette langue.

 

L'édition de chansons

FILIGRANES : A partir de quel seuil se déclare-t-on "auteur compositeur" ?
Christian Alix : La création, c'est comme les tracts au 19ème siècle : cela ne s'est jamais fait pendant le temps de travail. La transformation - en tout cas l’invention d’une transformation non seulement poétique mais aussi sociale, utopique - se fait la nuit ! Je travaille à plein temps pour gagner ma vie. La chanson n’est pas mon gagne-pain. Il faut six mois pour faire un CD ! Ma vie évolue beaucoup de ce point de vue-là.
J'ai actuellement entre 40 et 50 chansons présentables, donc de quoi faire un ou deux CD. Certaines doivent être retravaillées avec un accompagnement de piano. Ce retravail, qui est essentiel, est propre à la chanson. On revient au double aspect : paroles et musique
! Je ne peux pas chanter sur une musique qui ne me convient pas. Des compositeurs ont mis de la musique sur mes chansons. J'y retravaille avec eux quand cela ne me plaît pas. Ce processus est très long, la relation à l'autre n'est jamais facile mais toujours très productive. On assiste à un mûrissement, un dialogue et un frottement qui sont très riches. A la différence de l'écriture poétique, où on peut dire à quelqu'un "tu vas faire un texte et on verra après", en musique on demande très clairement : "Tu ne veux pas essayer de me mettre ça en musique ?" ou bien "J’aimerais bien essayer de te faire une musique sur ces paroles !". Quelque chose du dialogue avec autre chose et avec l’Autre est inscrit dans la forme même de la chanson.

Y a-t-il une intemporalité de la chanson ?

Christian Alix : La dernière chanson que j'ai faite est un peu un testament. Je renoue avec l'histoire de l'oiseau. Il y a vingt-cinq ans, j'ai fait ma première chanson sur les oiseaux ! "Hier j'ai vu un oiseau, un moineau à Ivry en train de prendre sa douche dans le caniveau". Ce texte ancien s'est métamorphosé : "Demain, je deviendrai oiseau, m'envolerai au devant des flots, j'écrirai des chansons dans l'air, jouées par la mer".
Je me s
uis souvent demandé si je n'étais pas un épigone de la chanson rive gauche et si je ne poursuivais pas un genre ancien. Je ne me sens pas expérimentateur, pas avant-gardiste acharné, mais cela me plairait de faire des tentatives dans d'autres directions, mêlant texte et sons. La remarque d’Alban Berg : "Il y a certainement encore de la belle musique à faire en do majeur, mais on pourrait quand même essayer autre chose !", est pour moi un rappel très fort. Cela m’a même obligé à une autocritique dans Ma dernière chanson en do majeur ! J'aime le rapport intime du texte et de la musique. C'est une très longue maturation culturelle que je voudrais cultiver, une historie de mille ans qu’on ne peut pas larguer comme ça et qui a toujours beaucoup évolué.
Marqué par mon origine populaire, je voudrais faire des chansons chantables, que l'on puisse reprendre et fredonner, sans toutes ces béquilles techniques actuelles. Si aujourd'hui l'échange ne marche pas, c'est que les gens ne chantent que ce qu'ils connaissent et ça ne communique plus entre les cultures musicales. Moi, je persiste et je signe, comme Aragon : "Comme au passant qui passe on reprend la chanson". Ce qui ne veut pas dire qu’on en reste à la chanson musée. Vive la chanson vivante, mais coupez le courant de temps en temps ! On ne sait jamais, si on manquait un jour d’électricité !

 

Entretien réalisé par
Odette et Michel Neumayer
(Septembre 2001, retravaillé en avril 2002)

 
On peut se procurer les enregistrements à l'adresse suivante : Christian Alix,
Fechenheimer Strasse 1,
D-60385 FRANKFURT / Main.  
La sortie du CD « L’arbre à chansons »
est prévue en mai 2002.
On peut le commander auprès de l’auteur.

 

 

* * *

Vingt-trois mètres carrés
d’enfance

 

Il y avait une table
Il y avait quatre chaises
Ce n’était pas confortable
Pour se mettre à l’aise

Lundi jour de lessive
La tête dans les draps
Ma mère qui s’active
Pour nous faire un repas

Refrain
Vingt trois mètres carrés
Pour vivre et pour rêver
Vingt trois mètres carrés
Pour grandir et aimer

Vingt trois mètres carrés
C’est presque rien
Vingt trois mètres carrés
C’est vite plein

L’hiver le feu s’éteint
On remonte les draps
Dans le lit on s’étreint
Avec quelque embarras

Quatre heures mon père se lève
Pour aller travailler
Vite finie la trêve
Sur le doux oreiller

Refrain [...]

On distille des chansons
Sur les ondes qu’on dédie
Aux gars du bataillon
Qui meurent en Algérie

Je n’ai rien oublié
De la prison d’enfance
Je n’ai pas oublié
Cette petite France

Refrain [...]

C’est presque rien
C’est vite plein....

Paroles et musique           
Christian Alix ã 2000

 

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