De la leçon
de
Ponge
à la quête   
intérieure

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Cursives 75
Entretien avec Cedric Lerible

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Cédric Lerible, né en 1977, vit et travaille dans le Var. Sa poésie émane toujours de la notion d'un lieu, réel ou imaginaire, que figure celui de l'écriture à même l'espace de la page : « Écrire ce qui ne sort pas / de la bouche ». L'inscription matérielle du mot qui vibre dans la pluralité de ses définitions révèle une quête intérieure, une « invite au franchissement », le dénouement du poème. Il a publié deux recueils : Coudon "itinéraire toposensible" et Lunaison un ensemble de calligrammes où "le regard se fait contemplation, nuit après nuit", tous deux édités par Val poésie.
 


Forcer le réel
à se révéler


Filigranes : Comment es-tu venu à la poésie ?
Cédric Lerible : Mon grand-père m’a appris très tôt à aller chercher la définition des mots que je ne connaissais pas, à ouvrir un dictionnaire au sens propre comme au sens figuré, ce qui est une excellente introduction au langage et à l’animation des mots. Ensuite comme tout un chacun, vient l’impérieuse néces-sité de lire puis de découvrir les poètes, notamment à partir du collège où j’ai commencé à composer en vers, des sentiments rimés.
Francis Ponge est le "poète" dont l’œuvre encyclopédique m’inspire quotidiennement. Il m’a d’abord ouvert les yeux sur la dimension poétique : la poésie n’est pas seulement un sentiment diffus que l’on essaye de capturer et de retranscrire, ni non plus une contrainte technique (par ex : il faut écrire de telle manière, respecter telle règle etc.) ; c’est aussi un projet d’écriture profond qui force le réel, tel une clé, à se révéler, à dégorger son sens et sa nécessité. C’est donc une ouverture des possibles, la libre expression par la création mais aussi un travail d’humilité qui place l’homme à hauteur des objets et de son environnement. L’homme ne peut être le centre de ce monde, il doit accepter cette leçon des choses sans équivalent…
Curieusement, après le décès de mon grand-père, j’ai découvert dans sa bibliothèque deux ouvrages de Francis Ponge, dans la collection poche Poésie Gallimard, datant de 1976 et de 1977 (année de ma naissance) respectivement : La Rage de l’Expression et Le Parti pris des Choses. Je n’ai donc jamais pu discuter avec lui de ces ouvrages (pas plus qu’avec son auteur) ; mais j’y vois comme un indice qui me confirme une direction à suivre. À présent, j'ai la chance de pouvoir côtoyer un ami proche de Francis Ponge, Marcel Spada, dont l’œuvre est à redécouvrir, à re-connaître. Le temps n’épargne rien ni personne, seule la force et l'harmonie de nos rapports importent, il n'y a pas de hasard.



Écrire, un déplacement
de la pensée


Filigranes : Peux-tu nous préciser l'importance qu'ont les lieux dans ton écriture ? Sens-tu ou non une différence entre écrire sur un lieu familier comme le Coudon ou un lieu lointain comme le Japon ?
Cédric Lerible : Le lieu, l’être-ici, est indissociable de mon travail de poète, berceau du regard. Plus on grandit et plus on étend le champ de ses investigations. Mais voyager, chercher ailleurs, n’est pas forcément nécessaire, la qualité de l’expérience seule compte, l’accord de son être avec son environnement.
L'Homme tend de plus en plus à rompre matériellement les distances comme les communications, nous entrons dans une ère de village global mais n'est-ce pas là une vaste utopie ? Le lieu, pour l’Homme, ne peut se concevoir sans l’idée de déplacement…
Le déplacement, c'est d'abord la rencontre et la découverte par l'altérité : c'est un voyage de noces qui m'a conduit au Japon pour y découvrir un membre de la famille de mon épouse et par la même occasion, une culture différente de la nôtre. Au cours du voyage aller, j'ai été profondément marqué par la traversée en avion, au point d’écrire directement dans ce lieu sans lieu, artificiel et immodéré, transitoire de surcroît : un couloir aérien.
Arpenter le premier espace venu qui appelle le pas, telle une page blanche, c’est un peu l’invitation du recueil Coudon, avec l'idée d'élévation, du moins c’est ainsi que l’écriture a commencé à frayer son cheminement. Et si l’écriture et la parole n’étaient finalement qu’un déplacement de la pensée ?...

Filigranes : Peux-tu nous dire comment naissent tes projets ? comment s'élaborent tes livres ?
Cédric Lerible : Le sujet d’abord, par avance s’impose, fait signe et se confirme à travers des observations, des lectures, des échanges et correspondances. C’est un appel extérieur, une vibration qui va devenir intérieure et engager la nécessité d’un travail, peu à peu complété de recherches approfondies quasi scientifiques. Un mécanisme va se mettre en place.
Une fois cela installé, l’état d’écriture peut affleurer à tout moment, il peut être instantané, même si un re-travail s’avère souvent nécessaire. Chaque projet devient ainsi unique, c’est lui qui dicte la manière et le résultat. La façon dont on va aborder le sujet va aussi dépendre de l’environnement dans lequel on se trouve, de l’outil, du support que l’on va utiliser, son format, etc. Le poète devient l’acteur d’un dénouement, un conducteur de machines, charge à lui d’y apporter les bonnes pièces, de les assembler correctement comme d’en assurer/assumer l’entretien.


C.Lerible



La forme
fait résonner le sens


Filigranes : Tu accordes un soin particulier à l'édition de tes livres, à leur aspect matériel : pourquoi est-ce important ?
Cédric Lerible : Chaque livre est une expérience différente, l'ouvrage en est l'aboutissement. Comme il y a une volonté d’exprimer les choses au plus proche de la manière dont elles sont (p)ressenties, le sujet induit tout naturellement la forme de son expression. Certes, l’adéquation parfaite reste vouée à l’échec comme l’a démontré Francis Ponge. Néanmoins je continue à m’y exercer car toute poésie repose sur cette résistance. A-t-on déjà pu réellement décrire un sentiment et toutes ses ramifications abstraites ? On ne peut que les approcher et en donner un point de vue.
Par ailleurs, lorsque le lecteur se retrouve face à un nouvel univers de création, l’effort risque d’être considérable pour lui, la forme doit donc l’aider à s’immerger dans le fond, à mieux s’en imprégner. Par exemple, le calligramme s’est naturellement imposé dans l’élaboration de Lunaison, je dirai même que c’est un “calligramme filé”. Le travail éditorial doit amener par la forme à faire résonner le sens, c’est une question d’harmonie. Le Pavillon de thé, paru dans la revue Les Archers, s’il doit être publié un jour isolément, je souhaiterais qu’il le soit sous la forme d’un pliage que l’on appelle : album japonais. Tout doit être lié !

Filigranes : Tu es très soucieux de t'inscrire dans la modernité poétique et pourtant tu as commencé par des vers classiques, et tu es conscient de la force des traditions. Comment concilies-tu les deux ?
Cédric Lerible : Récemment, j’ai eu un échange intéressant avec une amie poétesse, Colette Gibelin, qui m’a mis en garde contre la "modernité", et m'a conseillé de ne pas trop m'en soucier. Pour elle, et je partage cela, on est forcément "moderne" quand on ressent, exprime des idées ou des affects en relation avec son époque. Il me semble qu’il y a, dans la poésie actuelle, un clivage entre les expériences poétiques tous azimuts et le lyrisme poétique ancestral. Je suis également partagé car l’aspect créatif me semble primordial. Mon travail actuel est justement une tentative qui vise à concilier tradition et modernité. Mais, je rejoins à nouveau Francis Ponge qui explique dans une lettre adressée à Gabriel Audisio que "chaque écrivain (…) doit écrire contre tout ce qui a été écrit jusqu’à lui (…) contre toutes les règles existantes notamment." Cela ne l’a pas empêché, bien au contraire, d’écrire Pour un Malherbe. D’où l’importance de l’ouverture, de la connaissance, de la lecture et de l’intérêt porté aux autres poètes contemporains ou hors d’âge. Ce qui prime, c’est l’intensité et la justesse, Julien Blaine dit que la poésie aujour-d’hui n’a plus besoin d’épithète, que le p(r)o(bl)ème "est réglé : c’est la poésie. Un point c’est tout !"
 


Fragilité
et plénitude de l'instant


Filigranes : L'écriture poétique ne risque-t-elle pas de tomber dans l'à peu près, dans l'émotion facile ou au contraire dans l'hermétisme ?
Cédric Lerible : Effectivement, il y a un risque dans les deux cas. Je pense à des expériences poétiques qui nécessitent un solide bagage littéraire et historique pour les décrypter, on parle ainsi de poésie dite intellectuelle. Il peut y avoir également une certaine volonté de rompre, voir de perdre le sens (ainsi que le lecteur), c’est un choix. Pour ma part, je laisse parfois volontairement des parties plus obscures. C’est une nécessité qui survient au moment de la création et qui m’échappe. Ce poème devient intouchable, le moindre changement sonnerait faux. C’est une intime conviction, une intuition : pas un mot en trop, chaque mot dans la plénitude de son expression. Le message doit être suffisamment clair, même les zones d’ombre doivent être fulgurantes.

Filigranes : Quelle est alors la place du re-travail de l'écriture ? Quelles en sont les limites ou les risques ?
Cédric Lerible : L’écriture est une voie, un perpétuel cheminement, une quête de l’être. Dès lors tout est envisageable, un texte peut s’imposer tout naturellement comme il est apparu. J’ai ressenti cela, pour la première fois en composant le poème “Bagnards à la chaîne”. Ce qui parfois peut paraître assez inquiétant : qui a écrit, est-ce moi ou mon subconscient ? Les Surréalistes sont déjà passés par là, mais je ne vois pas l’intérêt des dérapages s’ils ne sont pas contrôlés ! Heureusement ces expériences sont rares… Le re-travail est extrêmement important, nous sommes notre premier lecteur et donc notre premier critique. La matière des mots est si fragile, qu’à peine cueillis, certains mots se fanent déjà, il faut en trouver d’autres plus appropriés…

Filigranes : Serais-tu d'accord avec ce propos de Jaccottet selon lequel "toute poésie est une parole donnée à la mort" ou la considères-tu plutôt comme l'affirmation d'un désir de vie plus puissant que la mort ?
Cédric Lerible : Il me semble effectivement que le poème a partie liée à la mort, déjà parce qu’il s’inscrit dans l’instant présent traversé d’une manière unique et non renouvelable (le poème le plus abouti à mon sens restera celui qui est capable de replonger le lecteur dans l’état à travers lequel il a été écrit, cet état de construction de l’être et du vivre saisi dans les mots). Cette prise sur le réel (et sur l’instant irréversible) est pour le poète un moment d’inspiration ou d’exaltation soudaine, il touche à sa vérité, ce moment où il est face à lui-même, il dit tout, il donne tout, tout ce qui l’habite et fait de lui l’être qu’il est profondément. Dès lors, il pourrait mourir comme il couche sur le papier ne serait-ce que quelques mots, qu’importe après ce qui peut advenir, la justesse de l’instant est formulée, offerte à une renaissance, qui sait ?
Les mots ont cette particularité universelle d’apparaître et de disparaître entrecoupés de silences qui parfois semblent des nuits (raison pour laquelle l’Homme a jadis tenté de graver la pierre jusqu’au granit de son tombeau, vaines traces). Pour cela les mots se prêtent très facilement à la parole qui fait corps avec son locuteur, déflagration de quelques atomes disposés/dispersés pour trouver un récepteur ou s’éteindre irrémédiablement.

Filigranes : Tu vis l'écriture poétique comme une quête intérieure, une sorte de méditation proche du bouddhisme zen : peux-tu expliciter un peu ce point ?
Cédric Lerible : Au départ, il y a un certain détachement, une sorte de mélancolie qui conduit irrémédiablement au désir d’écriture, d’exprimer ces espaces vides qui interrogent le sens de la vie, la conscience et la raison de vivre. Un vide s’emplit soudain d’une volonté, d’un accès à la présence : la manifestation d’un geste qui est celui de tout artiste. Cette quête est devenue principalement spirituelle, c’est une construction intérieure. En m’intéressant récemment au bouddhisme zen, j'ai découvert que ce "détachement" initial correspond à l’une des premières phases de méditation. Il faut que je poursuive mes investigations dans ce domaine, que j'en fasse l'expérience, j'en ressens profondément l'appel.


C.Lerible

La rencontre :
l'auteur et son invité


Filigranes : Tu te méfies d'une écriture trop subjective, trop anecdotique : pourquoi ?
Cédric Lerible : Où placer le "je" ? À quel niveau de langue puisqu’il transpire ? Comment l’évaporer dans l’universel ? Là, résiste l’écriture, cet abîme à franchir, cette règle à surmonter : qui suis-je pour écrire, pour placer des mots ainsi ? Quelle présomption verbale au regard de tout ce qui a été dit, clamé, écrit et publié… Quoi apporter de plus digne d’expression ? La voie de l’écriture doit amener cette prise de conscience, nous faire relativiser, pour pouvoir mieux plonger dans l’absolu, par la singularité d’une écriture à fonder/forger.
Mais cela n’est qu’une première étape, le "je est un autre" est la réponse de Rimbaud à cette question, libre à chacun de trouver la sienne. Antoine Simon de son côté écrit au dos d’un ticket que Rimbaud "avait raison / JE / c’est moi" !
Impossible de ne pas afficher un ego dans la matière des mots à moins de le démembrer, le diluer dans la part sémantique, de l’assécher en étymologies, d’en accepter la disparition…
Mais il faut concevoir l’écriture comme une rencontre hors du temps et du lieu.

Le Pavillon de Thé exprime cela : une rencontre d’un hôte et de son invité autour d’une cérémonie de thé, dans un espace clos mais ouvert au monde entier ; après l’échange du bol, du contenant et du contenu, tout se désagrège, retourne à sa source primordiale, retrouve son essence innée, jusqu’au printemps suivant. Les saisons nous apprennent avant tout à vivre et à mourir, passé cela, la vie n’est plus un poids mais un accomplissement. L’écriture peut être le symbole de cet accomplissement. L’auteur et son invité autour d’un même ouvrage qui ne lui appartient plus.

Filigranes : Dans les lectures publiques que tu as pratiquées, cet échange se vit-il de façon différente ?
Cédric Lerible : Je ne suis qu’au tout début de mes lectures publiques. J’aimerais en faire beaucoup plus car j’ai vraiment l’impression d’offrir mon texte en le portant à la voix. C’est une étape différente du livre, un autre passage à l’acte. L’introversion de l’écriture devient extraversion publique, elle semble renaître, prendre possession de l’espace comme d’une page, l’articulation reste la même.
La difficulté réside dans la compréhension du texte, des mots, le public ne doit pas lâcher le fil de l’écriture. Il m’est arrivé de lire plusieurs fois un même texte… Le poème doit être transposable à l’oral. Je prévois dans mon prochain travail d’y inclure une performance, que le texte prenne une apparence physique, qu’il s’imprime à la fois à la rétine et à l’oreille.

Filigranes : Tu participes régulièrement à Filigranes : en quoi est-ce important pour toi d'appartenir à un collectif ?
Cédric Lerible : Filigranes est une synthèse de ce que nous venons d'évoquer. Tout d'abord, le "je" est dissous dans le collectif, chacun se place à la hauteur de son écriture, de ses propres moyens. Aucun regard critique n'est porté sur l'autre, seul compte l'effort employé pour exprimer ce "je" qui va cimenter le collectif. Dès lors, Filigranes c'est la rencontre, c'est le lien qui se tisse, hors du temps et de l'espace, l'affirmation de l'être par l'écriture et l'échange qui va nourrir à son tour l’écrit en développement. Une volonté commune se réunit autour d'un projet dont l'aboutissement se matérialise en une publication qui va par la suite favoriser un nouvel échange et, nous l'espérons, susciter l’envie chez un lecteur de rejoindre le collectif.


Propos recueillis
par Teresa Assude
et Michèle Monte
Septembre - Novembre 2009

 


 

Cédric Lerible a publié...

  • Petite anthologie de la jeune poésie française collectif
    Géhess éditions à paraître nov. 2009
     
  • Lunaison Calligrammes
    Ed. val poésie, Carré 17 - 2008
     
  • Petits poèmes en creux L'Espaventau - 2007

     
  • Chahitsu Pavillon de Thé (extrait) avec Françoise Rohmer Livre d'artiste - 2007
     
  • Haïku méditerranéen
    avec Françoise Rohmer
    Livre d'artiste 2007
     
  • Sur des Ruines L'Espavantau - 2006
     
  • Coudon
    Ed. val poésie, Carré 17 - 2005

 

(c) Ch. L.


 

Écriture 4

Après avoir marché les yeux usés
Le corps griffé jusqu'au sang
La pluie est tombée

Chapelet de lumière comme d'étoiles
        prières

Écrire ce qui ne sort pas de la bouche

Pierres à demi éteintes
        jusqu'au regard

Fouiller la matité des mots

Dans la roche ouverte    
         le sourire de l'aven.
 

Cedric Lerible
extrait de Coudon
éd. val poésie / carré 17

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Dernière modification : 16 novembre 2010